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(Métaphysique
. la mère)
Adrienne Simon, un garçon qui a quelques problèmes d’adaptation au monde, m’a dit avoir rencontré pendant un de ses séjours en 1998 à l’hôpital de Neuilly sur Marne une femme extraordinaire, Adrienne. Elle s’était retrouvée là suite aux plaintes répétées de ses voisins. Adrienne est femme de service à la mairie de Fontenay-sous-Bois. Elle vit seule. Son mari est parti un jour en emportant la voiture quand elle n’avait encore que 22 ans. Ils n’avaient pas encore d’enfant. Elle a obtenu le divorce pour abandon de domicile mais sans pension alimentaire. Elle s’en moquait, elle n’était pas vraiment triste d’ailleurs. |
Elle a été embauchée par la mairie en 1985. Elle a obtenu un petit appartement HLM. Elle ne s’est pas remariée. Elle lisait des revues racontant la vie de stars, elle regardait la télévision. C’est en 1987 qu’elle décida de faire une chose jamais faite, qui lui prendrait beaucoup de temps, quelque chose de surprenant, qui lui vaudrait d’être dans le livre des records, qui lui vaudrait peut-être d’être invitée à une émission de variétés pour raconter son histoire, quelque chose qu’elle réaliserait seule, sans tenir compte des moqueries de son entourage, de ses collègues de la mairie. Oui, mais quoi ? Elle chercha longtemps. Que savait-elle faire ? Le ménage. Elle pouvait laver la plus grande surface de carrelage possible, nettoyer le plus grand nombre de lavabos… Mais tout cela était triste, cela ne la ferait pas rêver, ça ne ferait rêver personne de toutes façons. Elle ne s’imaginait pas chez Jean-Pierre Foucault en train de raconter : « Voilà j’ai lavé 3 km2 de carrelage en un week-end. C’était le hall de la salle Jacques Brel, quand j’étais arrivée à un bout, je repartais dans l’autre sens… pff ! ça n’intéresserait personne, une histoire aussi stupide ! Laver et relaver le même carrelage sans arrêt ! ». Qu’y avait-il dans son emploi, qu’elle aimait faire ? Il y avait bien les jolies tables qu’elle aimait préparer pour les réceptions à la mairie, les remises de médaille et tout ça. Avec les nappes blanches en papier et puis les canapés tartinés avec la mousse de foie de canard sur du pain de mie, avec sur chacun, un morceau de cornichon, et puis les canapés de tarama, d’œufs de lump rouges et noirs. Et les petits fours sucrés, les petites tartes, les petits éclairs au café, au chocolat… Elle l’avait son idée ! Qui allait lui ouvrir les portes de la gloire et de la télé. Elle allait réaliser, entièrement seule, un buffet d’un kilomètre de long ! Et, tiens ! Elle inviterait même Jean-Pierre Foucault ou Patrick Sébastien à venir partager son festin ; il y aurait des décors, des danseuses, des chanteurs connus… Elle aurait une belle robe du soir et répondrait aux questions : « Oui, oui, il y avait un kilomètre entier de tables surmontées toutes de plats couverts de canapés et de petits fours qu’elle avait tous faits et disposés elle-même, oui tous ! Toute seule ! Sans aide ! Ce serait l’œuvre de sa vie ! » Bon, maintenant il fallait qu’elle organise tout ça. D’abord, trouver de l’argent. Si elle faisait appel à des sponsors, ils exigeraient d’avoir leur marque bien visible pour leur publicité ; ça n’allait pas. Il faudrait qu’elle en trouve qui acceptent de n’avoir leur nom que dans un petit livret de remerciements qu’elle ferait imprimer aux ateliers de la mairie, ils lui doivent bien ça ! De son côté, elle qui ne partait jamais en vacances, qui ne sortait jamais, en supprimant son abonnement à Canal Plus, en réduisant ses jeux de Loto, Bingo etc., pas en les supprimant complètement, qui sait, elle pouvait toujours gagner, et là, plus de problème d’argent !… Enfin, elle avait un peu d’économies ; c’était toute une mise au point ! Simon, qui ne la voit presque plus, se souvenait surtout de ses yeux exaltés et de sa résolution inébranlable. Pour lui, c’était une sainte, une grande figure mystique. Elle commença par aller voir le charcutier traiteur de la rue de Verdun. Elle n’en parla pas à ses collègues, bien sûr… Pour se faire foutre de sa gueule ou pire, pour se faire piquer l’idée ! Merci ! Le charcutier la regarda un peu de travers, il trouvait l’idée un peu biscornue. Il lui dit aussi qu’il était trop petit pour un truc pareil, qu’elle devait essayer de s’adresser à de grosses boîtes genre Olida pour un projet de cette envergure. Elle répertoria toutes les marques qu’elle pourrait contacter, susceptible d’être intéressées par ce genre de challenge et qui accepteraient de n’apparaître que dans un petit livret, sans étaler leur logo sur toutes les tables. Voyons… Olida, Justin-Bridou, Cap Océan, Herta, Jacquet, Heudebert… Elle se fit une lettre type qu’elle envoya à toutes les entreprises qui pourraient être intéressées. Au bout de six mois, elle n’avait reçu aucune réponse. Adrienne, un peu déçue au départ, décida qu’elle s’en passerait, que même, cela rajouterait de la valeur à l’exploit. Adrienne, seule, avec ses seules économies, sans aide d’aucune sorte, a réalisé la performance unique de réaliser un kilomètre de plats recouverts de canapés, bien présentés, tartinés à la main, ou cuisinés pour les petits fours ! Elle pourrait même, en cherchant dans des livres de cuisine, fabriquer elle-même la mousse de foie de canard et le Tarama, ce serait toujours ça d'économisé. Trouver des tables ne serait pas le plus difficile et les nappes de papier pouvaient s’acheter en gros ou être récupérées petit à petit à la mairie. Les plats pourraient être des plateaux en carton recouverts d’aluminium comme en avaient les traiteurs et comme elle en avait déjà vu lors des réceptions à la mairie. Elle se mit sans plus attendre à la tâche. Son premier plateau serait constitué de canapés de mousse de foie avec un petit cornichon coupé dans la longueur et étalé en éventail dessus.
Pour
ce premier plateau, elle acheta la mousse de foie, les petites
tranches de pain de mie déjà découpées
et les cornichons. Elle commença par découper tous
les cornichons en éventail, elle les mit dans un grand
saladier. Puis elle commença à tartiner les
canapés. Quand elle eut terminé ce plateau initial, qu’elle avait fait très haut et très garni, elle chercha un endroit pour le ranger. Ça ne rentrait pas dans son réfrigérateur ; elle songea à demander l’hospitalité dans la chambre froide d’un charcutier-traiteur ou d’un boucher, mais elle se rendit compte en un éclair que les petits coins de frigo d’un, voire de plusieurs bouchers-charcutiers n’y suffiraient pas, et pire encore, que le temps nécessaire à l’élaboration des plateaux était trop long, que les premiers confectionnés seraient avariés bien avant l’achèvement du kilomètre Un kilomètre de canapés en pyramide dont plus des trois quarts seraient moisis, dévorés d’asticots, puants, répugnants, n’aurait aucun intérêt. Il fallait qu’elle se calme, qu’elle se remette de l’immense déception provoquée par cette première impasse ; après l’illumination et l’excitation de la mise en chantier de son projet, il fallait qu’elle réfléchisse. Pour fabriquer un kilomètre de plateaux de canapés, à raison de 60 cm par plateau, il lui fallait réaliser (elle prit une calculette) 1666,666 plateaux, disons 1667. A raison de deux heures par plateau (une heure trente avec l’entraînement), ça la conduisait à, entre 2500 et 3334 heures de travail, sans compter les courses et les démarches pour trouver de l’argent. L’argent nécessaire pour acheter les fournitures et les congélateurs qui paraissaient maintenant indispensables à son projet. En faisant une estimation rapide du temps passé aux activités annexes mais indispensables (achat, recherche de fonds...), en dehors de son travail, elle pouvait consacrer deux heures journalières à la confection des plateaux, plus trois plateaux le samedi, en essayant de se garder les dimanches pour réfléchir et se reposer. Cela faisait 477 semaines soit à peu près 9 ans de travail intensif. Un peu moins si elle y consacrait toutes ses vacances et si elle sacrifiait ses dimanches. Alors, 6 semaines de congés à trois plateaux/jour, cela donnait 126 plateaux, plus, 52 dimanches à trois plateaux, 156, plus, en semaine, 52 - 6 = 46 x 322. Soit : 126 + 156 + 322 = 604 plateaux/ans. Cela faisait trois ans. En estimant qu’elle avait certainement sous évalué les démarches annexes, évacué les difficultés possibles (panne de matériel, d’argent), Adrienne pensa qu’il lui fallait compter cinq années de labeur et d’abnégation pour mener à bien sa tâche. Et il fallait qu’elle consacre un budget pour les fours. Avec du matériel de cuisine pour la fabrication des petits fours sucrés. Est-ce qu’elle pourrait réaliser tout ça dans son petit appartement ? Il lui faudrait trouver des locaux avec l’électricité. Réalisant l’immensité du travail qui l’attendait, elle se mit à pleurer. Elle songea un instant à partager ce projet avec d’autres, à se faire aider… Puis, entre deux sanglots, elle se sermonna durement : il s’agissait là de l’œuvre de sa vie, qui demandait sacrifice, et dépassement de soi. Comme les bâtisseurs de cathédrales, elle devait se lancer avec foi et sans état d’âme dans cette tâche à la fois grandiose et écrasante ! -------- 1987 : Adrienne confectionne son premier plateau de canapé qu’elle mangera toute seule devant sa télé. Au bout d’une semaine, le plat n’étant toujours pas terminé, Adrienne sera malade (les canapés, très peu rentrant dans son petit frigo, avaient maintenant un drôle de goût). Elle jettera le reste. 1987 : Adrienne achète son premier congélateur d’occasion et l’installe dans son salon. Elle se met à l’ouvrage. 1988 : le congélateur tombe en panne. Il était presque plein. Tout le contenu est à jeter. 1990 : Adrienne qui a pu faire réparer le congélateur, en achète deux autres accompagnés de deux fours. Elle installe l'ensemble dans son salon. Elle fait augmenter la puissance de son compteur EDF. 1994 : Adrienne a des problèmes d’argent. Elle fait un emprunt à sa banque. Elle ne trouve toujours pas d’autre lieu que son appartement. De toutes façons, elle ne pourrait pas le payer. 1995 : Adrienne a cinq congélateurs dans son salon et trois dans sa chambre à coucher, tous pleins à craquer. Elle se dit qu’il devient urgent qu’elle trouve un autre endroit. 1996 : suite à un chèque sans provision fait à l’EDF, celle-ci lui coupe l’électricité. Tout le contenu des congélateurs est bon à jeter. Dix ans de travail, de sacrifice et des dizaines de milliers de francs partent à la déchetterie suite à une plainte du voisinage à cause de l’odeur. Adrienne fait une dépression nerveuse. 1998 : Adrienne a parlé de son histoire à d’autres personnes qu’elle a rencontrées à l’hôpital psychiatrique. Elles se sont passionnées pour ce projet et ont décidé de l’aider. Adrienne reprend confiance et reprend tout à zéro. Plus tard, elle confiera à Simon, en souvenir, un tablier utilisé lors de ce travail. Vêtement qu’il me cédera plus tard sachant l’usage que je voulais en faire. Il considérait, à juste titre je pense, que cela pourrait devenir une sorte de monument, d’hommage, de témoignage de cette œuvre immense. 2002 : Adrienne a maintenant 35 congélateurs et quelques fours répartis dans les salons de ses nouveaux amis. Elle a changé de logement et consacre absolument tout son temps libre à ce projet. Ils l’aident financièrement à la mesure de leurs moyens, mais respectent sa décision de faire tout toute seule. Elle a, congelés, 417 plateaux variés, soit environ 250 mètres de table. Si elle parvient à tenir ce rythme, si elle trouve de nouveaux amis prêts à la soutenir et à lui céder de la place chez eux, si elle économise encore plus sur son train de vie, il lui faudra encore 12 ans pour achever son « Kilomètre ». 2014 : si tout se passe bien, le «Kilomètre d’Adrienne» serpentera dans le Parc municipal. Il y aura un beau feu d’artifice. |