|
Une femme dans le métro. Un air de désespoir halluciné et imbibé de vin rouge. Je l’ai trouvée écroulée sur un siège à attendre que le temps disparaisse. Nos regards se sont croisés et, je ne sais pourquoi, elle s’est animée, agitée violemment même, elle m’a fait un signe impérieux, elle a fouillé dans un sac en plastique et elle m’a tendu un vêtement d’enfant déchiré et une enveloppe toute sale. Je ne comprenais rien à ses supplications de prendre avec moi ces présents (?) : ce vêtement d’enfant, cette enveloppe déchirée. Elle s’est mise à pleurer en me répétant, entre deux sanglots qu’il me revenait, à moi, d’achever cette destinée. C’était très obscur. J’avais du temps, je lui ai proposé de venir boire un café ou autre chose. Elle m’a suivi hors du métro, elle pleurait toujours, elle sentait très mauvais. Dans le bistrot, elle s’est un peu calmée. Elle a repris le vêtement d’enfant, l’enveloppe, m’a pris la main et les a déposés dedans. |
Elle m’a regardé intensément, elle m’a
dit que c’était mon tour de prendre en charge
«ça» et elle m’a refermé la main.
J’étais très gêné. J’avais
affaire visiblement à une folle, folle de solitude,
d’abandon et d’alcool.
J’essayais de temporiser, en cherchant désespérément des solutions pour me sortir de cet embarras : «le SAMU social ?», «l’Armée du Salut ?», la police ? (non, pas la police). Peut-être pourront-ils me renseigner à une caisse de métro ? Quoique avec tous ces touristes, j’allais me faire recevoir en beauté, du genre, «Débrouillez-vous, vous-même, avec vos épaves !». Je lui ai parlé doucement, des solutions d’hébergement temporaires dont j’avais déjà entendu parler, je lui ai proposé un peu d’argent... Elle m’a regardé sévèrement et, complètement calmée, m’a répondu qu’elle n’avait pas de problème de logement et que pour l’argent, elle pouvait se débrouiller. Elle m’a de nouveau dit que ce qu’elle voulait simplement, c’était que je prenne en charge «ça» ; qu’elle attendait, qu’elle guettait parmi les passants un regard, «le» regard de la personne qui pourrait prendre en charge «ça».Récit de la femme du métro. Elle s’appelait Martine. Cinq ans auparavant, elle habitait dans l’ouest de la France où elle travaillait comme aide-puéricultrice dans une crèche municipale Elle est tombée enceinte. Elle vivait seule et voyait cette grossesse comme une belle aventure, qu’elle vivrait de toutes façons sans le père qui était reparti comme d’autres, après une ou deux nuits furtives, et dont elle n’était pas sûre qu’il soit vraiment le père. La grossesse se passait bien, les échographies étaient parfaites, elle attendait un petit garçon pour début avril. Alexandre est né sans problème particulier. C’est à cette occasion qu’elle fit la connaissance de Sonia. Louis, le fils de Sonia, seule elle aussi, était né presque au même moment qu'Alexandre. Elles s’étaient aperçues qu’elles habitaient le même quartier et qu’il était curieux qu’elles ne se soient jamais rencontrées, puis elles s’étaient dit qu’elles pourraient se voir, désormais, s’aider, s’échanger des trucs... Martine a ramené Alexandre à son appartement où comme tous les bébés, il a commencé par dormir beaucoup, en réclamant régulièrement à boire. Il ne pleurait jamais et Martine a été vraiment surprise quand, au bout de cinq jours, il lui a clairement désigné sa bouche pour lui exprimer sa faim. Elle a téléphoné à Sonia pour se rassurer, pour s’assurer qu’elle s’était abusée sur ces gestes, répétés, néanmoins, à chaque fois qu’Alexandre avait faim ou soif. Sonia lui a affirmé que c’était la fatigue, qu’il était impossible qu’un enfant puisse être aussi «précoce», qu’elle devait bien le savoir puisque au fond, c’était son métier. Sonia allait venir les voir avec Louis. Ce soir là, elles ont passé une soirée sereine ; les enfants, selon toute apparence, dormaient. Elles ont décidé de se voir comme ça toutes les semaines, quand ce serait possible. D’ailleurs Alexandre a cessé d’avoir ces gestes. Il s’est comporté comme un bébé de son âge. La visite obligatoire du premier mois s’est très bien passée. Martine, se trouvant ridicule, n’a pas parlé de ces gestes précis qu’elle avait cru percevoir chez son enfant, bien qu’il eût toujours ce regard à la fois doux et inquisiteur. Elle est rentrée chez elle, a couché Alexandre, puis s’est écroulée dans un fauteuil avec un livre. Elle a sursauté, a lorgné du côté du téléphone et s’est approchée doucement de la chambre d’où venait ces mots, prononcés d’une étrange voix suraiguë, embrouillée et douloureuse : «Maman, tu dois te débrouiller pour ne plus jamais m’emmener dans ce genre d’endroit.». Elle s’est précipitée dans la chambre et Alexandre a repris son discours allongé sur le dos : «Aujourd’hui, j’ai pu jouer le rôle qu’on attendait de moi, mais au train où vont les choses, je pense que les étrangetés physiques seront trop visibles à la prochaine visite. J’ai bien vu l’expression surprise du pédiatre quand il a mesuré mon périmètre crânien, quand il a remarqué la dissymétrie de ma croissance». Martine est allée prendre une douche. Froide. Elle est revenue dans la chambre et, doutant désormais de toute réalité, elle a écouté son fils d’un mois. Il lui a dit avoir rapidement compris l’anormalité de son développement, surtout en côtoyant Louis, dont la mère, Sonia, s’extasiait, ravie, devant le moindre de ses signes de communication au lieu de le considérer comme un attardé. Et il n’a rien dit toutes ces semaines, il a joué son rôle de bébé normal, de légume dormant, buvant et déféquant, en observant tout ce qu’il pouvait du fond de son berceau et surtout en écoutant. «Voici ce que tu vas faire», déclara-t-il : «Nous allons déménager, changer de ville, donc changer de pédiatre. Il faut que la ville choisie soit proche de celle-ci car nous aurons besoin de Louis et de la complicité de Sonia. Elle sera d’accord, je le sais, pour l’avoir observée, elle est parfaite pour le rôle que je veux lui faire jouer, elle est à la fois perpétuellement désireuse de rendre service et amoureuse de toi. Elle a, en outre, une sorte d’espièglerie et un goût certain pour le mystère. Ce nouveau pédiatre ne m’aura jamais vu et on pourra lui présenter n’importe quel bébé sans qu’il remarque quoi que ce soit. Aux prochaines visites obligatoires, tu emmèneras Louis en le faisant passer pour moi. Nous avons à peu près la même taille, le même poids, les particularités de la première visite sembleront être rentrées dans l’ordre. Louis verra parallèlement son pédiatre actuel. Il suffira de trafiquer légèrement le carnet de santé, du moins de faire attention à ce qu’il ne soit pas vacciné deux fois.» Martine n’a plus parlé pendant une semaine. Alexandre avait un mois et cinq jours. Au bout de son congé de maternité, Martine a demandé un congé parental de deux ans qui lui fut accordé. Sonia d’abord abasourdie, a accepté le jeu et de faire jouer à Louis ce rôle de cinglé. Et tout s’est passé comme l’avait prévu Alexandre. Le déménagement effectué, leur vie s’est construite autour d’Alexandre. Il apprit à lire en deux semaines, il réclama des livres, beaucoup de livres. Il demanda à Martine de lui procurer un appareil pour tétraplégique afin de pouvoir lire, pas pour longtemps, le temps que son développement physique anormal soit suffisamment avancé. Et il lut, toute la journée, toutes sortes de livres. Vers ses six mois, son développement physique «anormal» était effectivement très avancé. Il avait le crâne d’un adulte avec le visage d’un enfant. Son côté gauche était celui d’un adolescent de seize ans mais son côté droit restait celui d’un enfant de six mois. Il était donc complètement arqué, déformé latéralement. Il pouvait néanmoins lire seul et se servir d’un ordinateur en pianotant avec son bras de seize ans. Martine lui fournissait tout ce qu’il demandait. Elle s’endettait, se faisait aider par qui le voulait bien, encore, se prostitua quelques fois. Elle passa par de nombreux états : prostrée, folle mystique, chargée d’une mission unique et sacrée… Sonia lui rendait régulièrement visite. Elle se fit renvoyer de son travail et, un jour, disparut totalement. Au bout des deux ans de congé parental, Martine démissionna. Quand il eut deux ans et demi, Alexandre se suicida en s’enfermant la tête dans un sac en plastique. Il avait écrit une lettre pour expliquer son geste. C’est cette lettre qui était dans l’enveloppe sale. Elle me l’a désignée, elle m’a dit de la lire puis elle a disparu dans la nuit. Cette lettre, courte, disait ceci. «J’estime ne pas avoir raté ma vie. Elle fut selon les normes en vigueur, courte mais les enfants ressentent le temps très différemment des adultes. J’ai beaucoup lu, j’ai appris plusieurs langues, j’ai visité des musées, des universités sur Internet, j’ai compris rapidement que j’étais une aberration comme il en existe d’autres, simplement viable jusqu’à un certain point. Les plaisirs du corps me sont et me seront fermés, je ne suis qu’un intellect. Il n’y a pas que physiquement que je suis tordu. Adieu maman, oublie-moi, essaie de penser à autre chose.» |