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(Monstrueux . la mère)
Bernadette
cage
J’ai rencontré Rémi à «CEPHOCRYS» à Tegnon-sur-Marne. Cet organisme offre, entre autres stages, des «Bilans de compétences» souvent payés par l’ANPE. Je faisais le mien, me doutant que mon employeur ne le resterait plus pour très longtemps. Les mardis matin, quand j’avais mes entretiens, j’attendais donc avec Rémi qui me semblait très déboussolé, très désemparé, déraciné, perdu. Il me raconta, sans doute parce que je devais avoir l’air de quelqu’un prêt à écouter, peut être aussi parce que le «no mens land», le «non-lieu» d’une salle d’attente se prêtait à des confidences. Confessionnal laïque, cabinet improvisé de psychanalyse sauvage.
De toutes façons, anonyme, avec quelques échantillons très isolés et tout petit de l’humanité. J’attendais, pour ma part, des orientations possibles dans une suite de mon activité salariée. Rémi semblait attendre beaucoup plus, un «reformatage» complet, des conseils pour savoir comment vivre. Il logeait, pour l’instant, dans un foyer pour jeune sans emploi en voie de ré-insertion. Sa vie d’avant n’était pas vraiment commune. Il était moine. Il avait trente deux ans, il avait quitté son monastère, avait renoncé à ses vœux et essayait, maintenant, de se reconstruire une vie, dans le désordre, sans règle et sans hiérarchie. Sans Dieu ? Rémi était Bénédictin, c’est maintenant un moine défroqué, après huit années de vie recluse et pieuse. Ce monastère Bénédictin et très strict, pouvait être considéré comme intégriste. Facho, borné, compréhensif avec les collabos et les anciens nazis, détestant les juifs, les Francs-maçons, les étrangers. Il se souvient d’avoir croisé Touvier, d’avoir entr'aperçu des séminaires de laïcs en «quête spirituelle» et au crane rasé, habillé en militaire et avec des tatouages plutôt fascistes sur les bras. Mais il arrivait à trouver Dieu tout de même, au milieu de cette soupe passéiste et revancharde. Pourtant, il est parti. Lors de son bilan, il a déclaré qu’il savait faire la cuisine, un peu, qu’il savait faire le ménage et la vaisselle, qu’il avait fait un peu l’aide soignant et un peu l’infirmier, qu’il savait faire les courses et les piqûres… Les responsables de stage se cassait un peu la tête sur son cas, surtout qu’en plus il avait deux maîtrises, une de philosophie et une de théologie. Un manoeuvre ou un coursier «Bac + 6», ça n’allait pas. Il faudrait lui trouver un stage en formation continue, correspondant à son niveau d’étude. Oui, mais lequel ? Il n’avait envie de rien et était prêt à faire n’importe quoi, ce qui est souvent la même chose. Mais Rémi avait un secret. Pourquoi me l’a-t-il raconté sur les fauteuils défoncés de la salle d’attente de «CEPHOCRYS» ?

Un jour, l’épouse d’un ami du supérieur de son couvent eu un très grave accident de la circulation. Un 4X4 roula sur sa tête. Elle fut emmenée aux urgences de l’hôpital de La Riboisière et immédiatement admise en réanimation. Les médecins ne se faisaient aucune illusion. On lui mit quand même des tuyaux partout pour entretenir les fonctions vitales, mais la boîte crânienne était en plusieurs morceaux et le cerveau complètement foutu. D’ailleurs l’électroencéphalogramme était absolument plat. Mort cérébrale. Cependant, son mari, chrétien traditionaliste militant, considérant le cœur qui continuait de battre, la déclara toujours vivante. Avec force et conviction. Le siège de la vie et de l’âme, c’est le cœur. Si le cœur bat, la vie est là. Et l’âme aussi. Des médecins, des psychologues essayèrent de le persuader, de le convaincre. Rien n’y fit. Avec un air buté et une mine sévère, il s’entêta dans son credo. Si le cœur bat, la vie est là. Il signa toutes les décharges demandées, il était suffisamment riche pour se trouver les appuis nécessaires. Il trouva une clinique qui accepta, très cher payée, d’accueillir le corps de Bernadette, la mariée sans tête. Plus tard il trouva le moyen avec le supérieur de ce même couvent intégriste, qui fit sien ce combat, de bricoler, dans le monastère, une chambre médicalisée pour installer Bernadette. Son mari, borné, hermétique, peut-être très amoureux, eu la possibilité d’aménager une cellule où il pourrait résider. Rentier, oisif, il passait ses journées à prier et à faire la conversation à Bernadette dont le corps, avec beaucoup moins de tuyaux, s’obstinait à fonctionner. Certaines parties de son cerveau explosé semblait à peu près assurer leurs fonctions. Elle avait subi plusieurs transfusions, et les restes d’encéphale étaient largement irrigués. Bernadette était nourrie par perfusion et entourée d’appareils surveillant son rythme cardiaque, sa tension, le fonctionnement de ses organes… Rémi était, entre autres tâches, chargé des soins à Bernadette. En essayant le plus possible de se cacher les yeux, il lui faisait sa toilette, se chargeait du bassin et des menstrues qui s’obstinaient à revenir tous les 28 jours.

Il était troublé par ces actes. Assez peu finalement par ce corps féminin à la pseudo-tête définitivement emballée dans de gros pansements, déjà dans un suaire, mais plus, finalement, par l’absurdité de ces soins donnés à un presque cadavre. Il se flagellait, toutes les nuits, pour ces mauvaises pensées. Il priait beaucoup, il se disait qu’il devait s’appliquer à la tâche qui lui était confiée, sans questionnements superflus, humblement, miséricordieux. «Le cœur de Bernadette battait toujours ; elle était donc vivante ; son âme n’avait pas quitté son corps ; tout abandon de soins, toute négligence serait un meurtre.». Il se retirait discrètement quand le mari de Bernadette lui rendait sa visite quotidienne. Cette vie dont la présence était pour le moins discutable ne pouvait être portée que par une foi inébranlable. Elle ne pouvait être défendue que par un engagement sans état d’âme. Les questions insidieuses se bousculaient, malgré tout, dans son esprit : Bernadette n’était ni morte ni vivante – Elle était totalement inerte, dans un coma au-delà de tous les comas dépassés - il n’y avait aucune manifestation de la présence d’une âme quelconque, si «âme» venait bien de «anima», animée… Le doute, abominable, distillait son poison petit à petit. Le confesseur de Rémi lui conseillait plus d’humilité, plus de mortification du corps, plus d’abnégation. Il lui dit aussi que Bernadette était un symbole, celui de la résistance de la vraie foi à la médecine officielle juive et athée, en un mot inspirée par le diable. Ces explications semblaient trop légères et partiales pour être convaincantes. Trop idéologiques. Rémi se sentait mal. Il cherchait du réconfort et son confesseur n’était pas vraiment la bonne personne. Alors il priait. 24 heures sur 24. A en devenir fou. Surtout que là non plus, aucune réponse convaincante ne lui parvenait. Il jeûnait, il se flagellait, il se privait de sommeil. Une nuit de visite du mari, il trouva dans le couloir la chemise de nuit de Bernadette accompagnée de sa trousse de toilette éventrée. Il entendit des bruits roques, les râles poussifs du mari soufflant et soupirant en remplissant des devoirs conjugaux avec sa femme sans tête, morte ! Souhaitait-il lui faire un enfant ?! Ces manifestation de nécrophilie au sein même d’un lieu sanctifié, d’un monastère, avec semble-t-il la bénédiction du supérieur du couvent et celle semble-t-il de bon nombre de moines acheva de le détruire. Il entendit aussi un vacarme de voix confuses et obscènes. En passant très discrètement la tête dans la chambre médicalisé, il découvrit, comble de l’horreur, d’autres moines dont le supérieur, qui assistaient, en transe et en priant à tue tête à cette scène répugnante et qui, surexcités, semblaient, semblaient même... attendre leur tour (!!?). Il s’enfuit alors, avec la trousse de toilette, à travers la campagne, en hurlant, en pleurant. Il finit par s’effondrer dans un fossé, où il dormit et délira. Il se réveilla, se débarrassa de sa robe de moine puis de tous ses vêtements et, enfin, fut ramassé, sans vêtement, par les gendarmes qui, devant son complet mutisme, le confièrent à un hôpital psychiatrique en attendant de découvrir son identité. Quand on sut qu’il était moine et après l’avoir questionné à ce sujet, il retrouva la parole pour dire qu’il fallait fuir ce lieu maudit. Les psychiatres n’insistèrent pas sur ce sujet mais le blindèrent de médicaments pour tenter de lui redonner une santé. Deux ans après, il put sortir et fut pris en charge par une assistante sociale qui le dirigea vers un logement temporaire et vers «CEPHOCRYS». Il semblait apaisé d’avoir pu raconter son histoire à un passant presque anonyme. Je lui racontais mon travail de peinture sur des vêtements à histoire. Il me donna donc la trousse de toilette saccagé de Bernadette en espérant que je parviendrai à débarrasser cette relique de toute cette souillure.

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