[RETOUR] Démis
Fond
d'œil, exploration de la rétine, atteinte éventuelle
du nerf optique, recherche des origines neurologiques possibles des
troubles de la vision. |
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«Potentiels
évoqués» : des électrodes plantées
dans la tête, immobilisé devant la télé,
il est interdit de détourner son regard. Sur l'écran, une sorte de damier noir et blanc qui alterne lentement puis de plus en plus vite, le positif, le négatif, le positif, le négatif... Après, les carreaux deviennent plus petits, plus nombreux et ça recommence, le positif, le négatif, le positif, le négatif... Un film sans aucune concession. Dilatation complète de la pupille, le regard explosé, ébloui, même par le bout allumé d'une cigarette. Au CHR de Lille, je vais de salles d'attentes en réduits aseptisés encombrés d'appareillages obscurs et pointus - Posez le menton là et le front ici, regardez la lumière blanche et gardez l'œil ouvert. Après, sur une chaise au confort standard, une table basse près de moi, garnie de journaux standards, insipides, ennuyeux, destinés à meubler l'ennui des attentes diverses et récurrentes. De toutes façons, je ne peux pas lire. Une goutte dans chaque œil et voilà, plus d'iris. La plupart des personnes qui m'entourent ont les mêmes yeux que moi. Noirs, à demi fermés, inquiétants, démunis. |
Dilatation
complète de la pupille, attendue, surveillée par
l'infirmière. Ce produit est terriblement efficace. Aidés
par des infirmiers, tous les patients partent peu à peu, les
yeux mi-clos. A attendre, ne reste qu'une jeune femme et moi. Elle ne
semble pas particulièrement agressée par la lumière
tamisée de la pièce. Elle a pourtant, elle aussi, ces
mêmes iris réduits à ces minces anneaux autour de
deux trous noirs. Inhumains. Elle ne lit pas non plus. Ses yeux, qui
partent en désordre vers le plafond, m'indiquent qu'elle ne
voit rien. La longue canne blanche à côté d'elle,
aussi. Je remarque ses expressions torturées, ses grimaces un
peu grotesques. Être aveugle, c'est aussi parfois, ne pas imaginer la tête
qu'on fait. Cette fille en fait beaucoup dans la rubrique «hallucinée
de l'intérieur». Des larmes inondent en continu ses
joues. Je crois qu'elle se sent mal. Je lui demande si elle va bien,
si elle veut un verre d'eau... elle sursaute terrorisée, je
répète mes questions, lui fais part à nouveau de
mes inquiétudes. Elle réalise que je
m'adresse à
elle et que je ne suis pas un gangster.Elle me répond que
tout va bien, me renvoie ce qui pourrait être un sourire de
martyr, celui de saint Laurent sur son grill. Elle me raconte qu'elle
a perdu la vue depuis presque cinq ans et qu'elle est toujours très
perturbée par son nouvel état de «non-voyante».
Elle tient serré un grand mouchoir pour éponger les
débordements de ses yeux.
Elle ne connaît pas le nom de la fille mais elle sait celui de son père : «Demis Polyphèmos». Définitivement intoxiqué à la bière, celui ci perd un œil un jour de beuverie, dans une dispute avec un marin. Ce soir là, aux urgences, hurlant et vomissant, il n'est que viande saoule et furieuse, le visage sanglant, un mât de maquette de bateau planté dans l'œil. Directement au bloc. Au matin, sa famille tremblante est présente à son réveil. Il ouvre l'œil qui lui reste et se met à brailler : «Saloperie, j'ai mal ! Vérole ! Une barre de fer rouge qui me traverse le crâne ! Et puis pourquoi tout est de cette couleur ici ? J'ai l'impression d'être dans une fosse sceptique ! Ça pue et ça fait mal ! Vous avez tous une tronche de cadavre avancé, putride. Je veux partir d'ici tout de suite ! Vous entendez, tout de suite !!». Il se lève, frappe tout ce qui est à sa portée, arrache ses pansements, l'aiguille plantée dans son bras, insulte la terre entière. Il renverse tout, le lit, le fauteuil, l'aide-soignante alertée par le vacarme. Il possède la force de trois haltérophiles, au moins. Cinq infirmiers musclés et deux piqûres plus tard, le voilà sanglé dans son lit, ensanglanté et beuglant. «J'ai ma-a-al ! Shooter moi ! Je veux de la morphine ! Et puis j'ai soif, bordel !». Sa femme, ses trois filles et son tout jeune fils, contemple l'ouragan. «Fermez votre œil, monsieur, la vision monoculaire qui sera désormais la vôtre peut être dure à vivre, au moins au début. Cet œil valide n'a pas été touché. Vous avez juste besoin d'un temps d'adaptation...» - «La ferme, le toubib ! Où il est cet enculé de turc ! Planqué dans les cales puantes de son cargo pourri ! Ce merdeux, je vais le buter, vous entendez ! Je vais le buter ! S'il ne m'avait pas balancé ce bateau dans la gueule, je l'aurai explosé, je l'aurai égorgé, saigné comme porc !... Je suis un vrai grec, moi, compris ! Les Ottomans, je les vomis ! Je pisse sur leurs cadavres !» - «Fermez votre œil, monsieur.» - «Ouais !» - «Reposez-vous, calmez-vous.» - «Ouais !» - «...» - «Ouais ! OK, ça va, ça va, j'ai moins mal.». Démis se rendort. Sa femme ose un sourire triste. Puis un soupir. Puis un sanglot. Une fille enfonce ses ongles dans ses avants bras. Les deux autres semblent dans l'attente angoissée et résignée de leur exécution. Vivre dans le royaume de l'ogre, à la merci de ses lubies, de ses colères terribles... Un médecin vient me voir avec des papiers. Il m'explique que mes examens sont terminés, que je peux partir, mais seulement s'il y a quelqu'un pour m'accompagner. Je lui dis que c'est prévu. Je dis à Lucie que je l'attendrai devant l'hôpital, que cette histoire m'intéresse bien. Elle a l'air contente de ça. Enfin, il me semble. Sur le banc de béton, dehors, j'attends Lucie, impatient. Elle raconte vraiment bien cette histoire entendue lors d'un stage pour aveugles. Elle a du se sentir très proche de cette fille. Devant l'entrée de la clinique Roger Salengro, sur le parvis de briques, des gens en pyjama fument leur cigarette en poussant le trépied à roulette où pend leur perfusion. Le ciel est impeccablement bleu, le soleil implacable. Comme dans les western italiens. Entre mes doigts, je surveille d'un œil presque clos, la porte à tambour. La ronde continue des ambulances et des taxis chargent des gens plus ou moins fracassés. Moi, je n'ai pas téléphoné pour avoir un véhicule, j'attends Lucie. Et son histoire. Elle sort, je l'appelle. Elle porte des lunettes sombres. Le médecin lui a conseillé d'en mettre par ce grand soleil. Il est vrai que ses yeux fonctionnent, en fait, qu'ils réagissent à la lumière, qu'ils pourraient être endommagés par une trop grande clarté. Elle s'assoie à côté de moi et elle parle..; Démis est sorti de son hôpital. Il doit garder son œil valide, fermé. S'il l'ouvre, par inadvertance, il se met aussitôt à hurler de douleur et de terreur. Il dit que le monde a changé, qu'il est entré en décomposition, verdâtre mais incandescent. Ce qu'il voit, il le décrit comme un charnier vivant grouillant de mouches et de vers, environné de gaz putrides et brûlants. L'enfer. Sa tête prend feu à chaque fois. Il se procurera un bandeau noir pour borgne mais il le portera non pas sur son œil crevé, mais sur son œil sain, pour lui interdire tout fonctionnement involontaire. De lunatique violent, il devient paranoïaque dangereux. À une canne blanche, il préfère une sorte de gourdin pour s'aider dans ses déplacements. Une allure de cauchemar, une orbite vide, trou noir violacée, un bandeau sur l'autre œil. Pirate de carnaval, Démis court de bar en bistrot. Il s'immole dans la bière, se saoule dans l'injure, se vautre dans le dérangement mental. Chez lui, il dort dans le salon et hurle des injures dès qu'il entend un bruit. La demande de son épouse d'un placement en centre spécialisé a été refusée après l'avis d'un expert affirmant que Démis était une victime, un infirme malheureux et doux comme tout, courageux et volontaire... Cet expert repartira sans un mot à madame Polyphèmos, sûr d'avoir eu affaire à la lâche tentative d'abandon d'un handicapé. Démis est fou mais intelligent et adroit. Un as du camouflage et de la manipulation. Après l'expertise, la pauvre femme est restée cachée pendant deux mois pour éviter de se faire massacrer. Ses trois filles se barricadent dans leur chambre pendant que leur père garde en otage le petit frère de trois ans dans la cave ou il a, finalement, choisi de s'installer. Réellement désespérées, elles se relaient avec leur mère pour aller acheter de quoi vivre et se nourrir sans parler à personne du drame de leur vie, du danger mortel. Armé d'un fusil de chasse et d'une baïonnette, Démis s'est enfermé dans la cave avec son fils qu'il ne reconnaît plus, comme tous les autres membres de sa famille d'ailleurs. L'aînée des filles essaiera, un soir, de sortir par le jardin, en passant par-dessus la barrière ; besoin de respirer, de s'échapper quelques minutes. Elle s'emmêlera dans les deux rangs de barbelés que Démis avait mis là et finira la tête dans la tranchée au fond hérissé de piques que Démis avait creusée là. Dans le noir, en silence, elle avait bien sûr mal négocié son parcours, elle avait oublié tous ces pièges à intrus. Et à turcs. Le visage ravagé, plus de nez, le palais défoncé et les deux yeux crevés. Trouvée là, sanglante, au matin, emmenée par le SAMU, presque morte. Et définitivement aveugle. Démis, prévenu, éclatera de rire et menacera une fois de plus, d'égorger le petit frère à la moindre tentative de révéler sa présence. Sa véritable famille aurait, selon lui, été enlevée et remplacée par des zombies turcs venus pour le tuer... S'il ouvre son œil, il les voit comme des déchets répugnants, menaçants. Ses copains de bistrot, grecs pour la plupart, ont appris, on ne sait comment, qu'il s'était barricadé dans sa cave. Ils viennent lui rendre visite. Ils n'essaient pas de rentrer, ils se contentent de brailler au travers du soupirail. Ils lui demandent ce dont il a besoin, lui jurent fidélité, lui promettent de le venger, de tuer tous les Turcs qu'ils rencontreront, ils s'affalent sur le trottoir, achèvent de se défoncer à la bière, hurlent des chansons, vomissent. Les voisins appellent régulièrement la police. Les plaintes restent sans suite. Si quelques poivrots excités sont arrêtés, ils ressortent le lendemain et ne tardent pas à revenir jurer, boire, chanter, pisser sur les voitures, soutenir leur champion cloîtré dans sa cave. Lucie parle de plus en plus vite, avec passion. Cette histoire, elle la fait sienne. Je n'essaie pas de l'interrompre. Si ses yeux ne ruisselaient pas continuellement, je jurerais qu'elle pleure. Je ne sais pas où elle m'emmène. Vivre dans le noir en compagnie de Démis... Elle poursuit son récit. Les trois femmes restantes décident de mettre fin à cette situation. Un soir, dans les vivres pour Démis et le petit garçon, jetées du haut de l'escalier de la cave, elles mettront du tatziki avec beaucoup trop d'ail, pour être sûres que l'enfant déteste ça et n'en mange pas, car il sera mélangé à des somnifères. La seconde sœur descendra silencieusement les marches pour récupérer son frère puis tout le monde s'enfuira. La mise en œuvre de ce plan sera dramatique. Démis, redoutant un empoisonnement, faisait toujours goûter sa nourriture par son fils avant de se décider à y toucher. Le tatziki que l'enfant, refusera de manger, éveillera sa méfiance. Il se tiendra en embuscade derrière la porte, armé d'un brumisateur pour plantes vertes en position jet unique et rempli d'acide de batterie. Quand la seconde sœur entrera silencieusement dans la cave, il lui aspergera copieusement le visage et la poussera dans les escaliers. Au milieu des hurlements de douleur et de panique, il la poursuivra pour achever de la massacrer de coups de pied et finir de l'inonder d'acide. La mère, folle de désespoir, allumera toutes les lumières et se précipitera sur lui. Il aura le temps de saisir son fusils et, tirant au hasard, atteindra le petit frère en plein visage, presque à bout portant. Démis, comprenant la nouvelle situation, s'enfuira. Aujourd'hui, recherché activement par la police, il reste introuvable. La sœur aux barbelés est à l'hôpital, le corps déchiré et les yeux crevés, celle à l'acide est dans le coma, le visage brûlé et les yeux détruits, le petit frère est mort, défiguré par une cartouche à sanglier. La mère est en HP, abrutie de calmants, et la sœur cadette, et bien, c'est la fille devenue, elle aussi, inexpliquablement aveugle, à l'histoire dramatique-et-bizarre-vécue-dans-la-terreur rencontrée à la séance de rééducation à la non-vue. Lucie est épuisée. Vidée, tremblante, ruisselante. Elle tâtonne autour d'elle, sur le banc. Elle cherche sa canne et la trouve rapidement. Elle ne dit plus un mot, son visage est fermé. Elle se lève du banc. «Au revoir Claude». Elle se dirige vers la porte du hall de l'hôpital, vite. Elle laisse près de moi son mouchoir trempé de ses larmes. J'y vois toujours très mal. Je ramasse son mouchoir et j'essaie de la suivre mais je suis très lent, empêtré dans mes demi-regards douloureux. Elle, non. Je crois l'avoir aperçue s'adressant à l'accueil, sans doute pour obtenir un moyen de transport. «Hep, mademoiselle, vous avez perdu votre mouchoir !». J'ai fermé les yeux quelques secondes pour les reposer et, lorsqu'à nouveau j'ai pu scruté la clarté pourtant atténuée du hall, je ne l'ai plus trouvé. Je dois donc faire une peinture de ce mouchoir. Lucie vie dans la terreur. C'est elle la fille de l'histoire, je le sais et sans doute que je l'ai toujours su. C'est évidemment plus facile de parler d'elle comme d'une tierce personne. Elle connaissait trop de détails sur cette histoire de tordus, elle en parlait avec trop d'émotions, trop de conviction pour n'être qu'une simple auditrice, simple dépositaire d'un témoignage intransportable. Lucie devait disparaître. Voir sans être vue ? Plutôt, ne pas voir pour être vue. Lucie, la seule survivante aux yeux intacts, se condamne à être aveugle tant qu'elle ne sera pas reconnue. La dernière fille de Demis Polyphèmos. |