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(Psychanalyse . le fils)
Gérard

Le début de l’histoire de Gérard m’a été raconté par un copain, dans un bistrot. Cette situation lui a été rapportée par Gérard lui-même, un soir de confidence un peu saoule. Gérard était chauffeur routier trans-européen. A 32 ans, il est toujours célibataire, il n’a pas d’enfant, du moins pas à sa connaissance (Ha ! Ha !). Toujours gai, jovial, la plaisanterie toute prête, ne négligeant pas les bonnes bouffes et les liqueurs fortes – mais pas trop tout de même, il consomme avec modération, son métier, c’est de conduire, faudrait pas l’oublier, et pas des tondeuses à gazon, des vrais bahuts, des 38 tonnes ! – jamais le dernier pour aller voir les filles des stations services sur l’autoroute. Son camion est à lui, il connaît tous les grands itinéraires de l’Allemagne au Danemark, de la Grèce au Portugal...
gérard
Il est son propre patron, il est libre, tout le monde connaît Gérard, on rigole bien avec lui, il en a toujours une bien bonne à raconter. Mais depuis quelque temps, il se traîne, de mauvaise humeur. Pas envie de rigoler avec les potes, pas envie d’aller voir les filles. Il a le vin, ou plutôt la bière, triste, hargneuse en réalité. Il reste tout seul à une table et si tu as le malheur de déplacer son cendrier par exemple, ou de croiser son regard, tout de suite, il cherche la cogne et le ton monte Ses copains qui le connaissent depuis longtemps interviennent rapidement et l’invitent à aller se coucher. Il part furieux sans un sourire, sans un au revoir. Les ragots se mettent à circuler au travers des aires d’autoroute de l’Europe entière : il en a assez de cette vie de solitaire, il voudrait se marier… Il s’est fait souffler une grosse mission par un jeune con… Il est tombé amoureux d’une des filles des stations service qui lui a ri au nez quand il lui a proposé la petite maison, le chien, le petit routier sympa, lui au bar, elle à la caisse… Quelqu’un veut le faire chanter sur un passé inavouable, il a été PD, par exemple…Alors, après avoir cherché des missions lointaines, en Afrique, en Asie, il a disparu. Disparus, lui et son camion, des stations services, des itinéraires européens, des mémoires de la plupart des routiers. Onze ans ont passé, il a, aujourd’hui, 43 ans. Solitaire, pas marié. Il possède toujours un camion mais ce n’est plus le même. Beaucoup plus petit, pour de plus petits parcours. Il n’est plus décoré comme autrefois. Disparus les Klaxons chromés en forme de trompette au-dessus de la cabine, le calendrier de filles à poil derrière la place du chauffeur, les petits rideaux rouges à l’entrée de la couchette… C’est un petit camion ordinaire bleu foncé, terne, qui semble négligé lorsqu’on se souvient de la rutilance du 38 tonnes ! Lui, a considérablement maigri. Il ne prend plus que des missions strictement nationales, voire locales. Il promène ses yeux fous de bar en bar. C’est là qu’il a rencontré mon copain. Pourquoi lui a-t-il parlé de cette histoire, onze ans après ? Je ne sais même pas s’il en a parlé à quelqu’un d’autre pendant toutes ces années passées en Afrique, en Orient… Peut-être à une prostituée laotienne ou camerounaise qui ne comprenait, de toutes façons, pas un mot de français ? Mais, à vrai dire, je ne crois pas. Je crois qu’il a ruminé cette énigme, seul. Voilà ce qu’il a dit à mon copain : « Il y a onze ans et trois mois, j’étais sur une aire d’autoroute, je m’étais arrêté pour roupiller, et à mon réveil, j’ai trouvé, sur le siège passager de mon bahut, un pyjama de bébé. Nom de dieu ! Mais qu’est ce qu’il foutait là ? Je ne l’avais pas vu jusque-là, à moins qu’on l’ait déposé pendant que je dormais, mais il faisait nuit, c’était le mois de novembre et je suis bien sûr qu’il n’y avait personne sur cette aire. Le plus fort c’est qu’à l’intérieur, sur le col, il y avait écrit « Gérard » ! Cette découverte, je ne sais pas pourquoi, m’a scié les pattes. Je suis resté sur la même aire d’autoroute, dans ma couchette pendant plusieurs jours, sans bouffer, juste à boire quelques bières, à ne sortir que pour pisser. Je tournais et retournais le pyjama, il était tout propre, pas neuf non, mais tout à fait portable. Je crois que ce pyjama signifiait quelque chose d’important, mais quoi, bon Dieu ! Alors j’ai commencé à échafauder des hypothèses : J’aurais fait un gosse sans le vouloir à une fille de passage qui aurait voulu par ce stratagème me signifier ma paternité… Mais ça serait complètement pervers, surtout anonymement comme ça ! Carrément sadique ! Et puis, j’utilise toujours des capotes. Sauf quand je suis trop bourré et alors là je ne me souviens de rien le lendemain. Mais les filles sont sérieuses, et elles m’auraient forcé à la mettre, la capote, ou alors elles me l’auraient mise elles-mêmes ! Et puis après tout, je m’en foutais si j’avais fait un chiard à une pute ! Ce n’était pas ça qui me foutait à plat. Ou alors, une farce de mes potes. Drôle de farce, ouais ! Vraiment une farce de cinglé, d’intellectuel de mes couilles ! Un oubli de stoppeuse, mais là je ne voyais vraiment pas, je ne prends jamais d’auto-stoppeurs ! Je ne sais pas combien de temps ça a duré comme ça à me tourner dans la cervelle, à dormir de temps en temps, épuisé, à moitié délirant. Tout ce que je sais, c’est que j’ai livré le client avec une semaine de retard, qu’il m’a engueulé comme une merde, que je me suis battu et qu’en fin de compte j’ai dû sortir un gros paquet de pognon d’indemnité de retard ; heureusement que ce n’étaient pas des denrées périssables ! ». A ce moment Gérard et mon copain ont commandé un autre calva, ont essayé de jouer au baby-foot, se sont battus et se sont fait virer du café. Les souvenirs de la fin de la soirée sont très confus. Deux semaines plus tard Gérard et mon copain se croisent à nouveau dans ce même bar. Après deux ou trois verres, mon copain reparle à Gérard de son histoire, il aimerait connaître la suite. Gérard se fait menaçant mais, après quelques verres supplémentaires, finit par se laisser aller : « Pendant des mois j’ai mené mon enquête, le plus discrètement possible, tu t’en doutes ; je n’avais pas envie que tous mes potes se foutent de ma gueule. Ça n’a rien donné. J’étais complètement obsédé par ce truc. Plus envie de rien. Je ne bouffais que des saloperies en conserve, je ne sortais plus, je ne voyais plus personne. Alors j’ai décidé de jeter ce chiffon qui commençait à me courir mais quand j’ai senti qu’au bord de la poubelle, j’allais me mettre à chialer comme un môme, j’ai renoncé, et je l’ai mis dans la boîte à gants. A ce moment, j’ai pensé que j’étais peut-être fou, mais les psychiatres et tous les réducteurs de tête, ce n’est pas pour moi. C’est à ce moment que j’ai décidé de partir loin, d’autres horizons, d’autres langues, d’autres façons d’être. Je me suis traîné pendant onze ans, toujours aussi malade de ce bout de tissu, j’ai pleuré comme un veau plus souvent qu’à mon tour, mais je ne suis pas plus avancé pour autant. J’ai décidé de vivre comme je pouvais avec cette dinguerie à l’intérieur de mon crâne puis j’ai décidé de revenir. Je me suis acheté ce petit camion, j’ai mis le machin dans la boîte à gants, et je fais des petites courses avec ; plus envie des grands espaces et puis, faut dire que depuis quelques années, je me suis plutôt laissé aller du côté de la chopine... ».Sachant que j’étais très intéressé par les histoires de vêtements d’enfant, mon copain m’a raconté celle ci. Mais elle m’a laissé sur ma faim et je lui ai demandé si je pouvais, à mon tour, rencontrer Gérard. Il m’a dit que j’étais fou, que ce mec était totalement entortillé dans sa tête, qu’il allait se faire casser la gueule s’il apprenait qu’il m’en avait parlé. Je lui ai répondu qu’au-delà du fait que ces histoires m’intéressaient beaucoup, j’étais sûr que je pouvais l’aider, que je pourrais donner une fin qui lui conviendrait à ce problème. Mon copain, surpris de mon assurance (un peu improvisée, il faut le dire), finit par accepter ma proposition de rencontre. Il a dû lui dire que j’étais une sorte de spécialiste des vêtements d’enfant envahissants, pas docteur du tout, non, non, une sorte de désenvoûteur plutôt, « la » solution à son problème. La rencontre eut lieu. Gérard avait un visage creusé avec des yeux fiévreux, l’air d’un alcoolique avancé, torturé, méfiant, paranoïaque. Mis en confiance (?) par ce que lui avait raconté mon copain, il me raconta à nouveau son calvaire et c’est à moi qu’il dit enfin, que ce pyjama qui était toujours dans son camion, ressemblait très fort à un autre, qu’il avait vu chez sa mère, morte depuis longtemps, et qui était le sien lorsqu’il était bébé. Mais, si c'était lui, comment était-il arrivé ici ?! Je lui ai proposé de récupérer ce pyjama, d’en faire une peinture et de raconter ce que je savais de son histoire, d’achever ainsi une destinée ou plutôt, lui donner une autre place, tellement différente, que ce virage pouvait être assimilé à une fin. Je lui ai proposé de changer son nom dans mon récit, il m’a répondu qu’il s’en foutait, que les camionneurs n’allaient pas souvent voir des expositions, pas ceux qu’il connaissait en tout cas. Cela semblait vouloir dire qu’il était tout près d’accepter ma proposition. D’ailleurs, il a fini par accepter, il avait l’air transfiguré. Mais une question continuait de le poursuivre : Est-ce que ce pyjama avait toujours été présent, invisible, d'une certaine façon, dans son camion ?