Il est son propre patron, il est libre, tout le
monde connaît Gérard, on rigole bien avec lui, il en a
toujours une bien bonne à raconter. Mais depuis quelque temps,
il se traîne, de mauvaise humeur. Pas envie de rigoler avec les
potes, pas envie d’aller voir les filles. Il a le vin, ou
plutôt la bière, triste, hargneuse en réalité.
Il reste tout seul à une table et si tu as le malheur de
déplacer son cendrier par exemple, ou de croiser son regard,
tout de suite, il cherche la cogne et le ton monte Ses copains qui le
connaissent depuis longtemps interviennent rapidement et l’invitent
à aller se coucher. Il part furieux sans un sourire, sans un
au revoir. Les ragots se mettent à circuler au travers des
aires d’autoroute de l’Europe entière : il en a
assez de cette vie de solitaire, il voudrait se marier… Il
s’est fait souffler une grosse mission par un jeune con…
Il est tombé amoureux d’une des filles des stations
service qui lui a ri au nez quand il lui a proposé la petite
maison, le chien, le petit routier sympa, lui au bar, elle à
la caisse… Quelqu’un veut le faire chanter sur un passé
inavouable, il a été PD, par exemple…Alors,
après avoir cherché des missions lointaines, en
Afrique, en Asie, il a disparu. Disparus, lui et son camion, des
stations services, des itinéraires européens, des
mémoires de la plupart des routiers. Onze ans ont passé,
il a, aujourd’hui, 43 ans. Solitaire, pas marié. Il
possède toujours un camion mais ce n’est plus le même.
Beaucoup plus petit, pour de plus petits parcours. Il n’est
plus décoré comme autrefois. Disparus les Klaxons
chromés en forme de trompette au-dessus de la cabine, le
calendrier de filles à poil derrière la place du
chauffeur, les petits rideaux rouges à l’entrée
de la couchette… C’est un petit camion ordinaire bleu
foncé, terne, qui semble négligé lorsqu’on
se souvient de la rutilance du 38 tonnes ! Lui, a considérablement
maigri. Il ne prend plus que des missions strictement nationales,
voire locales. Il promène ses yeux fous de bar en bar. C’est
là qu’il a rencontré mon copain. Pourquoi lui
a-t-il parlé de cette histoire, onze ans après ?
Je ne sais même pas s’il en a parlé à
quelqu’un d’autre pendant toutes ces années
passées en Afrique, en Orient… Peut-être à
une prostituée laotienne ou camerounaise qui ne comprenait, de
toutes façons, pas un mot de français ? Mais, à
vrai dire, je ne crois pas. Je crois qu’il a ruminé
cette énigme, seul. Voilà ce qu’il a dit à
mon copain : « Il y a onze ans et trois mois, j’étais
sur une aire d’autoroute, je m’étais arrêté
pour roupiller, et à mon réveil, j’ai trouvé,
sur le siège passager de mon bahut, un pyjama de bébé.
Nom de dieu ! Mais qu’est ce qu’il foutait là ? Je
ne l’avais pas vu jusque-là, à moins qu’on
l’ait déposé pendant que je dormais, mais il
faisait nuit, c’était le mois de novembre et je suis
bien sûr qu’il n’y avait personne sur cette aire.
Le plus fort c’est qu’à l’intérieur,
sur le col, il y avait écrit « Gérard »
! Cette découverte, je ne sais pas pourquoi, m’a scié
les pattes. Je suis resté sur la même aire d’autoroute,
dans ma couchette pendant plusieurs jours, sans bouffer, juste à
boire quelques bières, à ne sortir que pour pisser. Je
tournais et retournais le pyjama, il était tout propre, pas
neuf non, mais tout à fait portable. Je crois que ce pyjama
signifiait quelque chose d’important, mais quoi, bon Dieu !
Alors j’ai commencé à échafauder des
hypothèses : J’aurais fait un gosse sans le vouloir
à une fille de passage qui aurait voulu par ce stratagème
me signifier ma paternité… Mais ça serait
complètement pervers, surtout anonymement comme ça !
Carrément sadique ! Et puis, j’utilise toujours des
capotes. Sauf quand je suis trop bourré et alors là je
ne me souviens de rien le lendemain. Mais les filles sont sérieuses,
et elles m’auraient forcé à la mettre, la capote,
ou alors elles me l’auraient mise elles-mêmes ! Et puis
après tout, je m’en foutais si j’avais fait un
chiard à une pute ! Ce n’était pas ça qui
me foutait à plat. Ou alors, une farce de mes potes. Drôle
de farce, ouais ! Vraiment une farce de cinglé, d’intellectuel
de mes couilles ! Un oubli de stoppeuse, mais là je ne voyais
vraiment pas, je ne prends jamais d’auto-stoppeurs ! Je ne sais
pas combien de temps ça a duré comme ça à
me tourner dans la cervelle, à dormir de temps en temps,
épuisé, à moitié délirant. Tout ce
que je sais, c’est que j’ai livré le client avec
une semaine de retard, qu’il m’a engueulé comme
une merde, que je me suis battu et qu’en fin de compte j’ai
dû sortir un gros paquet de pognon d’indemnité de
retard ; heureusement que ce n’étaient pas des
denrées périssables ! ». A ce moment
Gérard et mon copain ont commandé un autre calva, ont
essayé de jouer au baby-foot, se sont battus et se sont fait
virer du café. Les souvenirs de la fin de la soirée
sont très confus. Deux semaines plus tard Gérard et mon
copain se croisent à nouveau dans ce même bar. Après
deux ou trois verres, mon copain reparle à Gérard de
son histoire, il aimerait connaître la suite. Gérard se
fait menaçant mais, après quelques verres
supplémentaires, finit par se laisser aller : « Pendant
des mois j’ai mené mon enquête, le plus
discrètement possible, tu t’en doutes ; je n’avais
pas envie que tous mes potes se foutent de ma gueule. Ça n’a
rien donné. J’étais complètement obsédé
par ce truc. Plus envie de rien. Je ne bouffais que des saloperies en
conserve, je ne sortais plus, je ne voyais plus personne. Alors j’ai
décidé de jeter ce chiffon qui commençait à
me courir mais quand j’ai senti qu’au bord de la
poubelle, j’allais me mettre à chialer comme un môme,
j’ai renoncé, et je l’ai mis dans la boîte à
gants. A ce moment, j’ai pensé que j’étais
peut-être fou, mais les psychiatres et tous les réducteurs
de tête, ce n’est pas pour moi. C’est à ce
moment que j’ai décidé de partir loin, d’autres
horizons, d’autres langues, d’autres façons
d’être. Je me suis traîné pendant onze ans,
toujours aussi malade de ce bout de tissu, j’ai pleuré
comme un veau plus souvent qu’à mon tour, mais je ne
suis pas plus avancé pour autant. J’ai décidé
de vivre comme je pouvais avec cette dinguerie à l’intérieur
de mon crâne puis j’ai décidé de revenir.
Je me suis acheté ce petit camion, j’ai mis le machin
dans la boîte à gants, et je fais des petites courses
avec ; plus envie des grands espaces et puis, faut dire que
depuis quelques années, je me suis plutôt laissé
aller du côté de la chopine... ».Sachant que
j’étais très intéressé par les
histoires de vêtements d’enfant, mon copain m’a
raconté celle ci. Mais elle m’a laissé sur ma
faim et je lui ai demandé si je pouvais, à mon tour,
rencontrer Gérard. Il m’a dit que j’étais
fou, que ce mec était totalement entortillé dans sa
tête, qu’il allait se faire casser la gueule s’il
apprenait qu’il m’en avait parlé. Je lui ai
répondu qu’au-delà du fait que ces histoires
m’intéressaient beaucoup, j’étais sûr
que je pouvais l’aider, que je pourrais donner une fin qui lui
conviendrait à ce problème. Mon copain, surpris de mon
assurance (un peu improvisée, il faut le dire), finit par
accepter ma proposition de rencontre. Il a dû lui dire que
j’étais une sorte de spécialiste des vêtements
d’enfant envahissants, pas docteur du tout, non, non, une sorte
de désenvoûteur plutôt, « la »
solution à son problème. La rencontre eut lieu. Gérard
avait un visage creusé avec des yeux fiévreux, l’air
d’un alcoolique avancé, torturé, méfiant,
paranoïaque. Mis en confiance (?) par ce que lui avait raconté
mon copain, il me raconta à nouveau son calvaire et c’est
à moi qu’il dit enfin, que ce pyjama qui était
toujours dans son camion, ressemblait très fort à un
autre, qu’il avait vu chez sa mère, morte depuis
longtemps, et qui était le sien lorsqu’il était
bébé. Mais, si c'était lui, comment était-il
arrivé ici ?! Je lui ai proposé de récupérer
ce pyjama, d’en faire une peinture et de raconter ce que je
savais de son histoire, d’achever ainsi une destinée ou
plutôt, lui donner une autre place, tellement différente,
que ce virage pouvait être assimilé à une fin. Je
lui ai proposé de changer son nom dans mon récit, il
m’a répondu qu’il s’en foutait, que les
camionneurs n’allaient pas souvent voir des expositions, pas
ceux qu’il connaissait en tout cas. Cela semblait vouloir dire
qu’il était tout près d’accepter ma
proposition. D’ailleurs, il a fini par accepter, il avait l’air
transfiguré. Mais une question continuait de le poursuivre :
Est-ce que ce pyjama avait toujours été présent,
invisible, d'une certaine façon, dans son camion ?
|