(Éros en pleine
forme . le grand-père)
Le Ranch. |
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mais que maintenant il
est trop vieux pour s'en occuper. Il me raconte ses amours et
particulièrement ses «coups de foudre irrépressibles»
qui incendient et calcinent le corps comme l'esprit, où tous
ses moyens se perdent où le désir englouti l'Être.
Il me parle de Renée, belle, tellement belle, elle était
dans sa classe au lycée, son amour impossible, éternel,
amour du bout des doigts, du bout des yeux, torturé et malade.
Amour traumatique et fondateur, blessure de référence.
Toujours d’actualité. Il a décrit cet amour, en
textes codés sur les murs, à l'encre invisible dans des
cahiers, en le hurlant sous la pluie, à marée basse,
loin sur d'immenses plages désertes. La famille «Éros
en pleine forme» aurait de quoi me rendre paranoïaque ;
l'homme du Ranch est-il ce mystérieux
«idéal-masculin-féministe-officiel» de la
mère de cette même famille ? L'inconnu de cette
l'histoire prétend être serein et avoir des enfants,
l'homme du Ranch dit qu'il n'en a pas et ne semble pas savoir ce
qu'est la sérénité. Mais il dit aussi qu'il ment
sans arrêt. Et d'ailleurs, que ferait-il ici ? Puis l'homme du
Ranch m'annonce que son cheval était un poney. Il me dit qu'il
n'était pas si bon cavalier que ça. Il me parle de Noé,
vieux con de cauchemar qui sauve du déluge les derniers
animaux pour mieux les massacrer si tôt sorti de l'Arche, père
monarque absolu, caractériel. Se baladant à poil saoul
comme une vache (pardon, les vaches), tripotant ses belles filles, se
branlant sous sa tente, maudissant et déshéritant Cham
son fils, simplement parce que, manque de bol, il est entré à
ce moment et qu'il a vu tout ça, qu'il a vu son père
nu… Les pulsions ouvertement sexuelles, génitales, sont
interdites, elles sont systématiquement et irrémédiablement
censurées, massacrées, les pieds dans le béton,
coulées dans les abysses, clouées à la porte de
la grange. Il me parle du mensonge, de la dissimulation aux autres et
à lui-même. L'homme du Ranch n'est jamais monté
sur un cheval. Dans son écurie, il n'y a jamais eu ni cheval,
ni poney, ni aucun animal, jamais. Menteur, menteur, menteur. Les
déguisements, les camouflages, les anagrammes, les tricheries
se mêlent à son discours, à sa vie, à son
être. Ce n'est pas un mythomane. C'est quelqu'un qui se cache,
un résistant, un clandestin. Ses arrangements, l'architecture
particulière de ses «vérités» sont
un ensemble de systèmes pour vivre malgré tout, puisque
le désir est inadmissible, impensable, scandaleux, dépravé
et honteux, qu'il ne peut exister que dans les fictions, que dans les
histoires sales que se racontent les enfants dans les cabinets. Il ne
pense pas comme ça, pourtant. Il ne veut pas ça. Et il
ne pense qu'à ça. Car l'interdit est absolu et toute
désobéissance se cogne à ce garrot vivant,
impitoyable, de plus en plus serré autour du cou, autour des
couilles. Étouffé, étranglé, le corps
passe en force puisqu'il faut bien qu'il passe, douloureusement,
maquillé comme une vielle nonne, au travers d'un filtre
immatériel, celui du goulot éthéré du
sentimental, du «senti mental», de l'isthme racorni de
l'intellect. Il n'émerge, dénaturé, que très
vaguement dans un état de délabrement radical. Pour me
dire quelque chose en parlant d'autres choses, il me raconte «La
Menace», le film d'Alain Corneau où l'homme, pour sauver
sa nouvelle amante de l'accusation inévitable du meurtre de
son ancienne amante – meurtre imaginaire puisqu'elle s'est
suicidée – décide de reporter sur lui tous les
soupçons en fabriquant un faisceau de fausses preuves de sa
culpabilité puis de sa mort. Dans un autre pays où il
se fait routier, il met en scène son propre assassinat, faux,
commis par un tueur en série de routiers, fictif toujours et
dont il joue aussi le rôle. Pour vivre, il doit disparaître,
être déclaré mort. Pour être vivant, il
doit être mort. D'autres camionneurs ont assisté à
ce meurtre truqué de l'homme/victime et y ont cru. Puis ils
ont repéré l'homme/tueur masqué, assassin de
l'homme/victime et décident de lui faire la peau réellement,
cette fois, en l'écrasant entre deux camions. Pour camoufler
une vérité qui ressemble beaucoup trop à un
mensonge, un véritable mensonge est élaboré,
puis corroboré par des mensonges jumeaux. Le menteur en
cascade sera exécuté. Les menteurs meurent souvent
écrasés. La vie n'est possible qu'avec le mensonge mais
le mensonge est interdit et puni de mort. Il faut être habile.
Habile et cinglé. Écrasement, censure. Dans nos
conversations de bar, il avale de travers en évoquant cette
fille du théâtre universitaire. A cette époque,
caché derrière sa masse de cheveux, le voilà
crucifié par ce sourire radieux et inquiet, par ce visage et
ce corps parfaits, le voilà empêtré dans ses
diktats, ses carcans d'interdits, de contournements acrobatiques et
de faux-semblants. Persuadé d'être perçu comme
asexué, paniqué, paralysé, écartelé
face à cette urgence et en réalité, perçu
comme un phallus à pattes. Avec sa tronche d'halluciné,
il fait peur à tout le monde, surtout aux femmes et surtout à «celle
là». Elle abandonne ce théâtre,
effrayée. C'est à ce moment que mon attention déjà
alarmée par l'incarnation éventuelle et soudaine de
«l'idéal-masculin-féministe-officiel»,
s'accompagne d'une nausée plutôt paniquée. Cette
histoire, je la connais déjà. J'ai fais partie d'un
théâtre universitaire, j'avais les cheveux longs, j'y ai
rencontré une fille magnifique, je lui ai fait peur avec mon
empressement et mon comportement de déséquilibré,
je l'ai fait fuir. Kkrrzbbbbhhh... Je ne veux plus l'entendre, ce
tordu ! Il m'asphyxie avec sa diarrhée verbale, avec ces
coïncidences répugnantes à vomir. Pourtant, je
veux savoir. Je suis un masochiste compulsif. Justement, le voilà
qui me parle de «L'enfant des terrasses», le film de
Férid Boughedir où un petit garçon s'arrange
très bien de l'aveuglement de sa mère qui veut toujours
le voir «petit garçon», son «petit garçon»
sans age et sans désirs interdits. Elle l'emmène au
Hammam avec les autres femmes. Nues dans les moiteurs. Et lui, il
mate, il mate et puis il bande, dans ce rêve de grand garçon
qui fait semblant d'être petit. Il ne voit pas l'écueil,
le piège impitoyable. Mentir, nier son désir et se
revendiquer petit (ni dangereux, ni libidineux), juste pour pouvoir
poser ces regards furtifs et «innocents» sur ces corps
nus de femme. Bien petite jouissance vraiment très cher payée.
Car c'est se condamner, en persistant dans ce mensonge, à être
et à rester dans l'aveuglement de sa mère, ce tout
petit garçon, innocent et sans sexe. Et puis directement, il
m'assène Sylvie, la pulpeuse, la magnifique, l'amoureuse.
Lasse de sa paralysie, de ses verrous posés sur toutes
déclarations, la tornade Sylvie le coince dans un coin et
l'embrasse à pleine bouche, impatiente. Depuis des jours,
zombie, empêtré dans ses hésitations, dans ses
contradictions, il se cogne aux murs, carbonisé par le désir,
anéanti par l'évidence impossible à assumer,
qu'elle le veut dans son lit. Elle prend cette paralysie, cet
incendie mental pour de la timidité, si touchante, si
séduisante. Cette femme, cette bombe de vingt ans le désire
et le proclame. Elle lui met ses formes, ses pulsions, ses envies,
son sexe sous le nez. Insupportable et délicieux. Il n'a
jamais tant pleuré devant une femme que devant celle-ci. C'est
bouleversant, un homme qui pleure, un peu chiant à la longue
quand ça se met à pleuvoir pour un oui, pour un non.
Les manifestations du corps, les seules sécrétions
autorisées sont les larmes, alors... Alors il s'y vautre dans
ce stupre de nourrisson. Néanmoins amoureuse, elle veut des
enfants de lui. Têtue, entière et forte. Et il lui fera
payer, ce désir, cette force, ce plaisir, ces orgasmes qu'il
lui donne sans trop savoir comment. En la niant et en se comportant
comme un mâle blasé qui vient cracher sa goutte quand ça
lui chante. Et rien d'autre. La vie de Sylvie, ses envies, sont
ridiculisées, déclarées dérisoires,
caprices de femme futile. Il s'efforcera à devenir l'homme le
plus ennuyeux du monde, il lui demandera de devenir invisible,
définitivement acquise, un meuble. Phallocrate, la libido en
berne : synonymes ? Vraiment ? Qui l'eut cru ? Ah ça, il ne le
fait pas exprès, persuadé au contraire, d'être le
petit copain, le mari, l'amant parfait. Mais elle l'aime vraiment ce
plouc. Un jour pourtant, elle perd de son assurance, lasse d'être
constamment rabaissée, elle veut se prouver qu'elle existe. Un
baroudeur qui passe, comédien alcoolique, vantard, flambeur.
Elle veut croire qu'elle n'est pas encore tout à fait bobonne,
qu'elle pourra le séduire, en faire son amant, d'un jour,
d'une semaine, recharger les batteries. Elle ira même jusqu'à
lui demander l’autorisation d’avoir cette aventure ! Et
lui, sûr de son meuble, sûr de l'efficacité de son
travail de sape, lui dira : «celui là, je veux bien».
Une nuit à l'extérieur quand il était certain
qu'elle rentrerait docile à neuf ou dix heures du soir après
avoir passé une soirée sage au cinéma,
l'embarque dans un numéro de mari outragé, de trahison,
excité dans son fiel, dans «je le savais bien».
Il va déverser sur elle toute sa hargne de frustré,
insultant, définitif, définitivement victime de la
fille facile et sans relief, qui n'est qu'un cul ! Indigne de
confiance, définitivement indigne. Elle restera abasourdie par
les insultes, souffrante des injures, dans l'incompréhension.
Il partira avec toutes ses affaires, drapé dans son bon droit,
son droit imprescriptible d'être un gros con. Le type du ranch
chiale dans son verre. C'est une loque ce mec, torturé dans
son corps, tortueux sous son crâne. Il me dit qu'il entretient
des rapports plutôt obsessionnels et bizarres avec la bouffe,
l'ingestion, la bouche, le trou du cul, la digestion. Il est toujours
entre deux chiasses. Plusieurs membres de sa famille sont morts par
étouffement suite à une «fausse route» en
buvant, en mangeant. Compulsivement ? Comme des goinfres ? Il me
saoule, il me noie. Il y a aussi Clotilde, responsable du recrutement
sur un chantier de restauration, qu'il n'a côtoyé qu'une
semaine, la durée du contrat. Il est resté hanté
par le choc de cette proximité radieuse, presque surnaturelle.
Puis la bassiste de ce groupe de rock improvisé sous un pont,
puis... Stop !!! Tu vas la fermer, salaud ! Cette bassiste, c'est moi
qui l'ai rencontrée ! Tu entends le malade, c'est MOI ! Un
soir, une fête ennuyeuse et ratée sur une péniche
sur la Seine ; alors on flâne, on est attiré par les
bruits. Un groupe électrogène dehors au bord de l'eau,
du rock garage puissant, carré, la lumière étroite
éclabousse les parois abandonnées des piliers du pont
et éclaire ce visage sévère, concentré,
impitoyable et magnifique, ce corps arqué superbe derrière
une basse au jeu merveilleusement en place, implacable dans sa force
précise. Vision qui frappe au bide, pas au cœur mais au
bide, la pulsation de la basse est en liaison directe avec la colonne
de la bouche au rectum, en passant par la bite. C'est moi qui ai vécu
ça ! Pas toi ! Menteur ! Minable !... Il n'a jamais eu
d'animaux chez lui, juste la mise en scène de leur présence.
Il est incapable de relations avec un animal. Puisqu'elles ne peuvent
être que charnelles, uniquement physiques, excluant l'intellect
et le langage, seul média autorisé dans les relations
qu'il s'autorise à entretenir. Vvgggttggh… Sans tenir
compte de mon malaise, de ma suffocation, il enchaîne. Aurèlie,
monitrice d'équitation... S'il-te-plaît !!! Pas Aurèlie
! A cours d'air, muet, je hurle silencieusement dans le bistrot.
C'est vrai qu'elle est jolie Aurèlie, jolie et troublante,
mais ce n'est pas lui, c'est moi qui l'a connaît ! Lui ne
s'essouffle pas. Son débit continu, mécanique, sans
état d'âme, va me vider de ma chair, me sucer
l'intérieur, le moucheron de la toile d'araignée.
Oserais-je lui demander s'il connaît Stéphanie, la
grand-mère au livre qui se sauve et se détruit ? Non !!
Plutôt que de rentrer dans la folie des autres, il vaut mieux
écrire, écrire et peindre. C'est mon travail, c'est ce
que je sais faire. Écrire et peindre. Et puis c'est le
printemps, la première journée chaude, il ôte son
pull et retire son tee-shirt et il remet son pull. C'est un vieux
tee-shirt Copy2000. Et ça continue, bordel ! Assez !!! J'en ai
plusieurs des mêmes. Les mêmes ! Ils me servent de
pyjama. Fous le camp ! Dégage ! Il a du bosser pour la même
chaîne de boutique que moi, ce con ! Fuir, fuir, fuir. C'est
vrai qu'il y avait un Copy2000 à Lille... TA GUEULE !! La
langue bleue, hors de la bouche, les yeux exorbités, je tire
sur la corde qui m'enserre le cerveau. Je ne veux plus le voir ce
psychopathe, ce vrilleur de tête, ce bouffeur de vie. Je lui
vole son maillot et me sauve en silence. J'ai écrit cette
histoire, je vais faire une toile de ce vêtement et puis...
Fuir, couper les ponts avec ce barge. Fuir. Écrire et peindre.
Respirer.
Inspirer.
Expirer. Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer... |