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(Éros en pleine forme . le grand-père)
Le Ranch
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Une maison près de la voie ferrée, à Hellemmes, avec un petit jardin plutôt délabré. L'occupant de ces lieux, dont je ne connaîtrais pas le nom, appelle cet endroit «Le Ranch». La cinquantaine installée, plutôt corpulent, vivant seul, toujours en pantoufles, avide de parler, jouissant de ça, vivant de ça. Il m'a abordé dans ce bar où j'attends ma fille, Maud, qui suit son cours de danse et il a commencé à discourir, à me dire «Les Choses Importantes», à se raconter. Maintenant, toutes les semaines, il est là. Il râle si je ne suis pas dans le bistrot pour attendre Maud. Il me reproche mon indifférence aux gens, à lui ; il dit qu'il était là, qu'il m'a attendu, que je le savais pourtant qu'il était venu pour discuter avec moi... Il me dit que je me fous de la misère du monde, de la sienne. Que je suis décidément un mec bizarre... Il me demande à nouveau quand je viendrais au ranch. Il me paye un café. Un jour, je suis allé voir sa maison. Je n'y suis pas entré, à sa grande colère. J'ai juste aperçu le jardin. Il y avait là, ce qui semble être une écurie. Il me dit qu'il y a eu dans ce jardin un cheval. Il dit qu'il était bon cavalier et que toutes sortes d'animaux ont vécu ici
cage
mais que maintenant il est trop vieux pour s'en occuper. Il me raconte ses amours et particulièrement ses «coups de foudre irrépressibles» qui incendient et calcinent le corps comme l'esprit, où tous ses moyens se perdent où le désir englouti l'Être. Il me parle de Renée, belle, tellement belle, elle était dans sa classe au lycée, son amour impossible, éternel, amour du bout des doigts, du bout des yeux, torturé et malade. Amour traumatique et fondateur, blessure de référence. Toujours d’actualité. Il a décrit cet amour, en textes codés sur les murs, à l'encre invisible dans des cahiers, en le hurlant sous la pluie, à marée basse, loin sur d'immenses plages désertes. La famille «Éros en pleine forme» aurait de quoi me rendre paranoïaque ; l'homme du Ranch est-il ce mystérieux «idéal-masculin-féministe-officiel» de la mère de cette même famille ? L'inconnu de cette l'histoire prétend être serein et avoir des enfants, l'homme du Ranch dit qu'il n'en a pas et ne semble pas savoir ce qu'est la sérénité. Mais il dit aussi qu'il ment sans arrêt. Et d'ailleurs, que ferait-il ici ? Puis l'homme du Ranch m'annonce que son cheval était un poney. Il me dit qu'il n'était pas si bon cavalier que ça. Il me parle de Noé, vieux con de cauchemar qui sauve du déluge les derniers animaux pour mieux les massacrer si tôt sorti de l'Arche, père monarque absolu, caractériel. Se baladant à poil saoul comme une vache (pardon, les vaches), tripotant ses belles filles, se branlant sous sa tente, maudissant et déshéritant Cham son fils, simplement parce que, manque de bol, il est entré à ce moment et qu'il a vu tout ça, qu'il a vu son père nu… Les pulsions ouvertement sexuelles, génitales, sont interdites, elles sont systématiquement et irrémédiablement censurées, massacrées, les pieds dans le béton, coulées dans les abysses, clouées à la porte de la grange. Il me parle du mensonge, de la dissimulation aux autres et à lui-même. L'homme du Ranch n'est jamais monté sur un cheval. Dans son écurie, il n'y a jamais eu ni cheval, ni poney, ni aucun animal, jamais. Menteur, menteur, menteur. Les déguisements, les camouflages, les anagrammes, les tricheries se mêlent à son discours, à sa vie, à son être. Ce n'est pas un mythomane. C'est quelqu'un qui se cache, un résistant, un clandestin. Ses arrangements, l'architecture particulière de ses «vérités» sont un ensemble de systèmes pour vivre malgré tout, puisque le désir est inadmissible, impensable, scandaleux, dépravé et honteux, qu'il ne peut exister que dans les fictions, que dans les histoires sales que se racontent les enfants dans les cabinets. Il ne pense pas comme ça, pourtant. Il ne veut pas ça. Et il ne pense qu'à ça. Car l'interdit est absolu et toute désobéissance se cogne à ce garrot vivant, impitoyable, de plus en plus serré autour du cou, autour des couilles. Étouffé, étranglé, le corps passe en force puisqu'il faut bien qu'il passe, douloureusement, maquillé comme une vielle nonne, au travers d'un filtre immatériel, celui du goulot éthéré du sentimental, du «senti mental», de l'isthme racorni de l'intellect. Il n'émerge, dénaturé, que très vaguement dans un état de délabrement radical. Pour me dire quelque chose en parlant d'autres choses, il me raconte «La Menace», le film d'Alain Corneau où l'homme, pour sauver sa nouvelle amante de l'accusation inévitable du meurtre de son ancienne amante – meurtre imaginaire puisqu'elle s'est suicidée – décide de reporter sur lui tous les soupçons en fabriquant un faisceau de fausses preuves de sa culpabilité puis de sa mort. Dans un autre pays où il se fait routier, il met en scène son propre assassinat, faux, commis par un tueur en série de routiers, fictif toujours et dont il joue aussi le rôle. Pour vivre, il doit disparaître, être déclaré mort. Pour être vivant, il doit être mort. D'autres camionneurs ont assisté à ce meurtre truqué de l'homme/victime et y ont cru. Puis ils ont repéré l'homme/tueur masqué, assassin de l'homme/victime et décident de lui faire la peau réellement, cette fois, en l'écrasant entre deux camions. Pour camoufler une vérité qui ressemble beaucoup trop à un mensonge, un véritable mensonge est élaboré, puis corroboré par des mensonges jumeaux. Le menteur en cascade sera exécuté. Les menteurs meurent souvent écrasés. La vie n'est possible qu'avec le mensonge mais le mensonge est interdit et puni de mort. Il faut être habile. Habile et cinglé. Écrasement, censure. Dans nos conversations de bar, il avale de travers en évoquant cette fille du théâtre universitaire. A cette époque, caché derrière sa masse de cheveux, le voilà crucifié par ce sourire radieux et inquiet, par ce visage et ce corps parfaits, le voilà empêtré dans ses diktats, ses carcans d'interdits, de contournements acrobatiques et de faux-semblants. Persuadé d'être perçu comme asexué, paniqué, paralysé, écartelé face à cette urgence et en réalité, perçu comme un phallus à pattes. Avec sa tronche d'halluciné, il fait peur à tout le monde, surtout aux femmes et surtout à «celle là». Elle abandonne ce théâtre, effrayée. C'est à ce moment que mon attention déjà alarmée par l'incarnation éventuelle et soudaine de «l'idéal-masculin-féministe-officiel», s'accompagne d'une nausée plutôt paniquée. Cette histoire, je la connais déjà. J'ai fais partie d'un théâtre universitaire, j'avais les cheveux longs, j'y ai rencontré une fille magnifique, je lui ai fait peur avec mon empressement et mon comportement de déséquilibré, je l'ai fait fuir. Kkrrzbbbbhhh... Je ne veux plus l'entendre, ce tordu ! Il m'asphyxie avec sa diarrhée verbale, avec ces coïncidences répugnantes à vomir. Pourtant, je veux savoir. Je suis un masochiste compulsif. Justement, le voilà qui me parle de «L'enfant des terrasses», le film de Férid Boughedir où un petit garçon s'arrange très bien de l'aveuglement de sa mère qui veut toujours le voir «petit garçon», son «petit garçon» sans age et sans désirs interdits. Elle l'emmène au Hammam avec les autres femmes. Nues dans les moiteurs. Et lui, il mate, il mate et puis il bande, dans ce rêve de grand garçon qui fait semblant d'être petit. Il ne voit pas l'écueil, le piège impitoyable. Mentir, nier son désir et se revendiquer petit (ni dangereux, ni libidineux), juste pour pouvoir poser ces regards furtifs et «innocents» sur ces corps nus de femme. Bien petite jouissance vraiment très cher payée. Car c'est se condamner, en persistant dans ce mensonge, à être et à rester dans l'aveuglement de sa mère, ce tout petit garçon, innocent et sans sexe. Et puis directement, il m'assène Sylvie, la pulpeuse, la magnifique, l'amoureuse. Lasse de sa paralysie, de ses verrous posés sur toutes déclarations, la tornade Sylvie le coince dans un coin et l'embrasse à pleine bouche, impatiente. Depuis des jours, zombie, empêtré dans ses hésitations, dans ses contradictions, il se cogne aux murs, carbonisé par le désir, anéanti par l'évidence impossible à assumer, qu'elle le veut dans son lit. Elle prend cette paralysie, cet incendie mental pour de la timidité, si touchante, si séduisante. Cette femme, cette bombe de vingt ans le désire et le proclame. Elle lui met ses formes, ses pulsions, ses envies, son sexe sous le nez. Insupportable et délicieux. Il n'a jamais tant pleuré devant une femme que devant celle-ci. C'est bouleversant, un homme qui pleure, un peu chiant à la longue quand ça se met à pleuvoir pour un oui, pour un non. Les manifestations du corps, les seules sécrétions autorisées sont les larmes, alors... Alors il s'y vautre dans ce stupre de nourrisson. Néanmoins amoureuse, elle veut des enfants de lui. Têtue, entière et forte. Et il lui fera payer, ce désir, cette force, ce plaisir, ces orgasmes qu'il lui donne sans trop savoir comment. En la niant et en se comportant comme un mâle blasé qui vient cracher sa goutte quand ça lui chante. Et rien d'autre. La vie de Sylvie, ses envies, sont ridiculisées, déclarées dérisoires, caprices de femme futile. Il s'efforcera à devenir l'homme le plus ennuyeux du monde, il lui demandera de devenir invisible, définitivement acquise, un meuble. Phallocrate, la libido en berne : synonymes ? Vraiment ? Qui l'eut cru ? Ah ça, il ne le fait pas exprès, persuadé au contraire, d'être le petit copain, le mari, l'amant parfait. Mais elle l'aime vraiment ce plouc. Un jour pourtant, elle perd de son assurance, lasse d'être constamment rabaissée, elle veut se prouver qu'elle existe. Un baroudeur qui passe, comédien alcoolique, vantard, flambeur. Elle veut croire qu'elle n'est pas encore tout à fait bobonne, qu'elle pourra le séduire, en faire son amant, d'un jour, d'une semaine, recharger les batteries. Elle ira même jusqu'à lui demander l’autorisation d’avoir cette aventure ! Et lui, sûr de son meuble, sûr de l'efficacité de son travail de sape, lui dira : «celui là, je veux bien». Une nuit à l'extérieur quand il était certain qu'elle rentrerait docile à neuf ou dix heures du soir après avoir passé une soirée sage au cinéma, l'embarque dans un numéro de mari outragé, de trahison, excité dans son fiel, dans «je le savais bien». Il va déverser sur elle toute sa hargne de frustré, insultant, définitif, définitivement victime de la fille facile et sans relief, qui n'est qu'un cul ! Indigne de confiance, définitivement indigne. Elle restera abasourdie par les insultes, souffrante des injures, dans l'incompréhension. Il partira avec toutes ses affaires, drapé dans son bon droit, son droit imprescriptible d'être un gros con. Le type du ranch chiale dans son verre. C'est une loque ce mec, torturé dans son corps, tortueux sous son crâne. Il me dit qu'il entretient des rapports plutôt obsessionnels et bizarres avec la bouffe, l'ingestion, la bouche, le trou du cul, la digestion. Il est toujours entre deux chiasses. Plusieurs membres de sa famille sont morts par étouffement suite à une «fausse route» en buvant, en mangeant. Compulsivement ? Comme des goinfres ? Il me saoule, il me noie. Il y a aussi Clotilde, responsable du recrutement sur un chantier de restauration, qu'il n'a côtoyé qu'une semaine, la durée du contrat. Il est resté hanté par le choc de cette proximité radieuse, presque surnaturelle. Puis la bassiste de ce groupe de rock improvisé sous un pont, puis... Stop !!! Tu vas la fermer, salaud ! Cette bassiste, c'est moi qui l'ai rencontrée ! Tu entends le malade, c'est MOI ! Un soir, une fête ennuyeuse et ratée sur une péniche sur la Seine ; alors on flâne, on est attiré par les bruits. Un groupe électrogène dehors au bord de l'eau, du rock garage puissant, carré, la lumière étroite éclabousse les parois abandonnées des piliers du pont et éclaire ce visage sévère, concentré, impitoyable et magnifique, ce corps arqué superbe derrière une basse au jeu merveilleusement en place, implacable dans sa force précise. Vision qui frappe au bide, pas au cœur mais au bide, la pulsation de la basse est en liaison directe avec la colonne de la bouche au rectum, en passant par la bite. C'est moi qui ai vécu ça ! Pas toi ! Menteur ! Minable !... Il n'a jamais eu d'animaux chez lui, juste la mise en scène de leur présence. Il est incapable de relations avec un animal. Puisqu'elles ne peuvent être que charnelles, uniquement physiques, excluant l'intellect et le langage, seul média autorisé dans les relations qu'il s'autorise à entretenir. Vvgggttggh… Sans tenir compte de mon malaise, de ma suffocation, il enchaîne. Aurèlie, monitrice d'équitation... S'il-te-plaît !!! Pas Aurèlie ! A cours d'air, muet, je hurle silencieusement dans le bistrot. C'est vrai qu'elle est jolie Aurèlie, jolie et troublante, mais ce n'est pas lui, c'est moi qui l'a connaît ! Lui ne s'essouffle pas. Son débit continu, mécanique, sans état d'âme, va me vider de ma chair, me sucer l'intérieur, le moucheron de la toile d'araignée. Oserais-je lui demander s'il connaît Stéphanie, la grand-mère au livre qui se sauve et se détruit ? Non !! Plutôt que de rentrer dans la folie des autres, il vaut mieux écrire, écrire et peindre. C'est mon travail, c'est ce que je sais faire. Écrire et peindre. Et puis c'est le printemps, la première journée chaude, il ôte son pull et retire son tee-shirt et il remet son pull. C'est un vieux tee-shirt Copy2000. Et ça continue, bordel ! Assez !!! J'en ai plusieurs des mêmes. Les mêmes ! Ils me servent de pyjama. Fous le camp ! Dégage ! Il a du bosser pour la même chaîne de boutique que moi, ce con ! Fuir, fuir, fuir. C'est vrai qu'il y avait un Copy2000 à Lille... TA GUEULE !! La langue bleue, hors de la bouche, les yeux exorbités, je tire sur la corde qui m'enserre le cerveau. Je ne veux plus le voir ce psychopathe, ce vrilleur de tête, ce bouffeur de vie. Je lui vole son maillot et me sauve en silence. J'ai écrit cette histoire, je vais faire une toile de ce vêtement et puis... Fuir, couper les ponts avec ce barge. Fuir. Écrire et peindre. Respirer.
Inspirer.
Expirer.
Inspirer.
Expirer.
Inspirer.
Expirer...

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