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(Eros en pleine forme . la fille)
Marie

Il y a à Verzy, près de Reims, dans le vignoble champenois, une forêt devenue très touristique depuis quelques années, car elle abrite des arbres très particuliers, les «Faux». Ce sont des hêtres, tenant du serpent et de la pieuvre, dont le tronc et les branches se tortillent et s'enroulent frénétiquement dans toutes les directions. Je passe quelques jours chez un ami peintre ayant une maison à la lisière de ce lieu. J'ai pris l'habitude de faire une promenade chaque matin dans cet endroit que je connais depuis mon enfance. Je ne m'attarde pas auprès des grands parkings à autocars, des «chemins», maintenant goudronnés, larges comme des autoroutes et passant auprès des principaux «Faux», «la tête de sanglier», «le chasseur pétrifié», «la source ensorcelée»… A travers les bois très vallonnés, après quelques minutes de marche, il y a une forêt un peu moins civilisée, moins goudronnée, avec toujours quelques «Faux» plus sauvages, moins spectaculaires (?), moins accessibles. Parmi ces vallons, des trous d'eau se sont formés. Trous d'eau, trous de vase où une faune riche d'insectes, de grenouilles et de larves s'est développée dans l'eau stagnante et les végétaux en décomposition.

marie

C'est sur les rives d'une de ces mares, qu'un matin, j'ai aperçu, sortant de la boue et de l'eau un morceau de tissu vaguement vert et étonnamment propre. Intrigué, j'ai voulu m'en saisir. En position instable, les pieds posés sur des îlots pas trop spongieux d'herbes, j'ai attrapé le bout de tissu et j'ai tiré dessus. La vase, élastique, a résisté. J'ai tiré un peu plus fort mais une force contraire tirant ma trouvaille vers le bas, semblant vouloir avaler, engloutir son trésor, a laissé l'eau envahir le trou en forme d'entonnoir qui s'était formé là, faisant disparaître le petit morceau de tissu.Une énorme bulle de méthane a éclaté à la surface de l'eau diffusant une odeur de pourriture et d'ammoniaque difficilement supportable. Toujours dans la même position inconfortable, saturé de cette puanteur, de cette odeur de mort, j'ai plongé ma main, à la recherche de cet étrange bout de tissu. L'eau était glacée et visqueuse. J'ai senti à l'extrémité de mes doigts quelque chose de glissant qui s'enfonçait, qui s'échappait. Suffoquant, j'ai fui rapidement cet endroit et j'ai continué ma promenade. Le lendemain, je suis repassé près de cette mare. Le morceau de tissu vert émergeait à nouveau. Il était sec et propre comme la veille. J'étais beaucoup plus équipé que le jour d'avant ; bottes et ciré. Les deux pieds plantés dans le sol marécageux de part et d'autre du bout de tissu, je l'ai attrapé des deux mains et j'ai tiré de toutes mes forces. Mes bottes s'enfonçaient, le tissu sec au départ, s'est saturé d'eau, il est devenu gluant, l'odeur épouvantable est revenue plus écœurante encore. Le tissu de plus en plus insaisissable s'est à nouveau enfoncé dans un trou vite comblé d'eau sale. En sueur, les mains poisseuses et puantes, j'ai voulu remonter sur la rive mais mes bottes étaient fermement aspirées par la vase. Planté dans la boue, sans branche à ma portée pour m'aider à me tirer de là, mes pieds s'enfonçant d'autant plus que mes efforts s'intensifiaient, j'ai dû ramper, en chaussettes, jusqu'à un endroit plus stable, abandonnant pour l'instant mes bottes, furieux de repartir vers la maison de mon ami, sans chaussures, trempé et malodorant, en essayant d'éviter les ronces. Le soir, je lui ai raconté ma mésaventure, ça l'a fait beaucoup rire, moi aussi finalement. Le jour suivant, je suis reparti sur les lieux. Le tissu à nouveau sec et propre était réapparu mais mes bottes étaient définitivement perdues. J'étais vexé, tenu en échec par un paquet d'eau sale. Il fallait que je réfléchisse, têtu comme je le suis, que je trouve le moyen de récupérer ce satané bout de chiffon. Je me suis assis sur l'herbe, contemplant le marais spongieux avec ses roseaux pourrissants, ses branches mortes envahies de mousse et ce truc vert resplendissant, en pleine forme, goguenard, enfoncé dedans. Je me suis approché et, délicatement, je l'ai effleuré de l'index. Il était à nouveau tout sec et propre. J'ai passé ma main dessus pour en éprouver la texture en me gardant bien d'essayer de le tirer de son nid de boue. Bizarrement, il m'a semblé se dégager légèrement. Une pensée folle m'a traversé Il n'était possible de dégager la pièce entière qu'avec des mouvements lents, tendres, langoureux. A plat ventre dans la vase, j'ai commencé par dégager le pourtour du pan de tissu qui dépassait et avec des gestes doux, des caresses, je l'ai amené petit à petit à venir dans mes mains. Le soir tombait, la robe, car c'était une petite robe de fillette, était à moitié dégagée mais j'ai dû repartir, faute de lumière. L'odeur de marécage avait fait place à une odeur de forêt normale, une bonne odeur de résine et de terre.

Quand je suis revenu le matin suivant, la robe était toujours à moitié dégagée et le site semblait, pour une fois, accueillant ? Il y régnait la même atmosphère apaisée, la même odeur douce et chaleureuse. J'ai repris ma posture d'amant attentionné, j'ai continué mes caresses et mes gestes d'amoureux d'un marécage. Il m'a fallu le reste de la journée pour dégager le reste de la robe, la vase résistant encore de temps en temps, mais d'une manière légère, espiègle. La robe dans ma poche, j'ai passé légèrement ma main sur la surface de boue. Etait-ce une illusion ? Il m'a semblé sentir un léger frémissement. Je suis reparti chez mon ami. Je l'ai trouvé rigolard, voulant être mis au courant de mes aventures : «Claude et la flaque maudite». Je suis rentré triomphant, l'objet de mes attentions enfin conquis, toujours étrangement propre en regard de sa provenance. C'est là que mon ami a changé de couleur. De la bonne mine de quelqu'un d'hilare, il est devenu tout pâle. Après une ou deux heures de silence renfrogné, et d'incompréhension totale de ma part il a recommencé à parler. Pour déclarer qu'il allait se coucher. Je lui ai répondu qu'il n'en était pas question, que son attitude était pour le moins étrange, que cette robe, il l'avait reconnue, qu'il avait l'air très gêné d'en parler, que dans son silence, je pouvais tout imaginer, l'histoire d'une fillette enlevée, violée puis noyée, torturée peut-être, recherchée par Interpol… Il finit par me dire, en se détournant à moitié, que la vérité était à la fois moins dramatique, mais extraordinairement plus étrange. Cette robe, il la connaissait, c'était peut-être la même, le même modèle, mais sans pouvoir se l'expliquer, il était sûr que c'était «la» robe. Sans savoir s'il elle lui appartenait, il l'avait vue dans les affaires d'une jeune femme, fascinante et mystérieuse, artiste peintre, pendant la visite d'une exposition de peinture. Ça l'avait juste surpris. Avait-elle une fille à qui appartenait cette robe ? Celle-ci était peut-être une de ses robes de petite fille, conservée précieusement à chacun de ses déplacements. Elle s'appelait Marie. Il l'avait de nouveau vue en visitant une de ses expositions. Dans ses affaires abandonnées dans un coin, il y avait toujours cette robe. L'exposition basée sur les lettres de l'alphabet, présentait un ensemble de cellules, comme des isoloirs, une pour chaque lettre, avec un thème, une phrase, une sentence (?) qui accompagnait la lettre («A comme…») ; Les portes, des châssis métalliques tendus de tulle, étaient peintes par elle, d'une peinture légère comme un coup de vent, sur le thème choisi pour la lettre ; ces portes/peintures restaient à demi transparentes. Quand on ouvrait ces portes, on tombait sur une construction, une machine, illustrant le même thème, mais dans sa réalité matérielle, bancale ou blessante, balourde et envahissante, encombrante. Toutes ces machines avaient été fabriquées, à sa demande, par d'autres. Une personne par machine. La liste de ces gens était présentée à l'entrée de l'exposition où quelqu'un offrait à chaque visiteur, une image, comme celle qu'on donne à des petits enfants lorsqu'il ont été sages ou qu'ils ont bien travaillé. Les machines se mettaient en branle après la pression sur un bouton, l'actionnement d'un levier de bois. Elles s'agitaient maladroitement, tragiquement dans leur box. Quand le visiteur repartait, la machine s'arrêtait, la lumière s'éteignait et la porte/peinture de tulle se refermait, seule. Il y a toujours dans les livres de Sade certains endroits reculés, isolés, secrets, à l'abri des regards où le bourreau emmène sa victime, où il peut se dérouler les pires horreurs ou les plus grandes passions, ou bien rien. Tout le monde l'ignorera. Ces constructeurs (ses ami(e)s, ses amant(e)s ?) étaient, peut être, pour certains sculpteur ou peintre, d'autres, juste avec leur bonne volonté. Cette exposition bouleversa mon ami. La présence de cette robe de fillette disposée avec ses affaires dans un coin du lieu d'exposition, le troubla au plus haut point. A la fois «ronde» et légère, sensuelle, rayonnante de douceur et de cruauté. Appartient-elle au monde des humains ? Ne serait-elle pas plutôt une sorte de fée, d'elfe, de sirène, de farfadet... Cette construction en cercle racontant des histoires légères accompagnées de ces machines pitoyables et magnifiques enfermées chacune dans sa boîte, rendait l'ensemble impitoyable cette fois. Les malheureux bâtisseurs de mécanique, amis/amants, séduits, ont-ils été transformés en pourceaux au lever du soleil comme par la Circé de l'Odyssée ? La façon incompréhensible dont cette robe est réapparue viendrait appuyer cette hypothèse trop «baroque» pour trouver sa place dans un cerveau imprégné de rationalité comme le sien, comme le mien. Cette femme appartient à la fois au monde de la terre et à celui des esprits, à celui de la matière ancestrale et à celui du vent. Cette femme a une bouche toujours avide, en manque. Une bouche à court de baisers, à court de morsures dans des fruits juteux, dans des lèvres avides. Un sourire enjôleur et sans appel ; d'une douceur infinie, d'une cruauté sans fond. Ma peinture s'est mêlée à cette robe de fillette.


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