La rue des Écoles à Hellemmes, plutôt étroite, est presque exclusivement constituée de « maisons de ville »  collées les unes aux autres et toutes différentes.

Y habitent de nombreux amis : Jean, Karine et Jean-Luc, Stéphanie et Bruno...

Côté impair, il y a l'école Jenner, l'école maternelle qui vient enfin d'être agrandie mais qui est déjà trop petite pour les nouveaux enfants arrivant dans cette ville.

Côté pair, il y a l'école Sévigné, l'école primaire, bientôt trop petite, donc.

A l'heure des entrées-sorties d'écoles, la rue est toujours encombrée d'automobiles qui stationnent un peu n'importe où. La rue se remplit d'enfants qui hurlent, qui se battent, qui embrassent leurs parents. Les parents embrassent leurs enfants et crient aussi, parce « Quand on traverse, on doit donner la main ! ». Des autobus de transport scolaire sont bloqués par les dernières voitures arrivées, garées sur les trottoirs du carrefour, par dessus les plots en plastique. 

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(Étrange et têtu . la mère)
Nuage

nuage

Des mères, des pères discutent devant les écoles. Il y a l'inévitable voiture noire ou rouge, les vitres grandes ouvertes par tous les temps, la sono à fond dans les graves comme dans le volume, avec sa musique « bourrin » pour draguer les grandes soeurs : Boum ! Boum ! Boum ! La parade amoureuse des éléphants de mer : « Onk ! Onk ! Onk ! Regardez-moi ! C'est moi qui ai la plus grosse voix, la plus grosse voiture, moi qui ai la plus grosse » .

Impair : une friche industrielle, tournée en terrain vague.

Pair : Notre Dame de Lourdes, une façade de briques rouge-sale, énorme, massive, austère et sans grâce, presque aveugle, avec juste deux petites lucarnes poussiéreuses hautes-placées et symétriques. Entre ces yeux malades, une niche abrite une minuscule statue de la Vierge, presque sexy dans sa blancheur immaculée, comparée au bourratif cradingue du reste de l'architecture. Juste en dessous, appliquées au dessus du portail, pour meubler la brique, de grandes lettres, découpées dans du contre-plaqué, proclament : « AVE MARIA » .

Impair : au « 69 »  de la rue de Écoles, juste, « pile » en face du portail de l'église ; « BIÈRES DUBUS-DEFFONTAINE ». Une ancienne enseigne colorée et pimpante qui prend toute la largeur d'une toute petite maison aux fenêtres bizarro-byzantines et décorée de briques vernies jaunes, bleues, rouges, vertes. Une énorme vasque de fleurs pend au dessus de la porte. Ce vis-à-vis est un vrai bonheur.

Pair : les autobus de transport scolaire s'impatientent et klaxonnent.

Impair : Cassiopée, son père et ses petites sœurs.

« Ma mère à moi, elle s’appelle Nuage. Je ne l’ai jamais vue car elle est invisible. Elle est invisible mais elle est bien là, elle s’occupe bien de moi et de mes sœurs. »

Gabrielle, ma fille, va au collège Saint-Exupéry, à Hellemmes. Cassiopée est dans sa classe. Un samedi après midi, elle est venue pour un exposé d'Histoire qu'elles avaient à préparer ensembles et c'est elle qui a parlé de sa mère dans ces termes. Cassiopée, onze ans, ses sœurs et leur père sont venus s'installer dans une maison de la rue des Écoles un peu avant la rentrée des classes. Il élève seul ses trois filles.

« Non ! Pas seul ! » rétorque Cassiopée, l'air fâchée, « ma mère est juste invisible ! ».

Cassiopée a deux soeurs : Céphée, huit ans et Cygne, cinq ans. Son père que j'ai entr'aperçu à la sortie de l'école Sévigné en allant chercher Maud, mon autre fille, a un air très doux, un peu dans la lune. Je n'ai pas osé l'aborder tout de suite. Après tout ce que Cassiopée m'a raconté, j'ai compris que cette famille vivait soit dans un merveilleux inconcevable, soit dans la folie la plus irréversible. Même dans ce dernier cas, il serait criminel de vouloir l'en sortir. Selon Gabrielle, Cassiopée est plutôt bonne élève, gaie et souriante. Elle n'a pas l'air de vivre dans un milieu névrosé et sinistré. Peut-être un peu replié sur lui même, un peu solitaire ? Même pas ! Le père de Cassiopée semble très entouré ! Nuage aussi d'ailleurs.

« Mes parents ont plein d'amis. Papa les voit souvent, on va à la mer, à la montagne, ils viennent ici, on va chez eux... Maman ne peut voir les gens qu'en tête à tête, papa, ses filles, ses copains, ses copines... Tous, mais seulement un à la fois, et toujours en rêve. Enfin, quand je dis en rêve... Ces rêves là sont aussi solides que des cailloux ! Les calins de Maman sont aussi doux et chauds que ceux de Papa, par exemple. Et elle est très jolie et elle a la voix douce. »

« Alors, tu n'as de contact avec ta mère qu'en rêvant ? »

« Oh non, heureusement ! Il y en a, ils me font rire avec leur téléphone portable ! Parce que moi, j'ai ça ! »

Elle sort alors de ses affaires, un carré de gaze. « Avec ça, je peux toujours être en contact avec maman. » Elle déplie sa toile. « Là, par exemple, elle est de mauvais poil parce qu'elle n'a pas assez dormi... » Elle froisse légèrement le tissu puis le re-déplie. « Comment ça, des inconnus ! Mais c'est Gabrielle, ma copine ! Tu la connais ! Et c'est son papa ! » Elle ferme les yeux un quart de seconde. « Maman-eu ! Mais ça leur est égal que tu ai la mine défaite ! De toute façon, ils ne te voient pas ! » chiffonné, déplié « Oui, excuse moi aussi, Maman ; moi aussi je t'aime, à ce soir... ».

On peut lire, selon elle, dans les irrégularités changeantes du tissage, les états d'âme, les désirs, les réponses, les conseils et la plupart des déplacements de Nuage. Elle ne peut, donc, être « vue » qu'en rêve et, plus particulièrement, au lieu-dit « La-Belle-Inutile », sur la route du Mans à La Ferté-Bernard et seulement sur invitation.

« Mais la plupart du temps, vous savez, elle est à la maison. Lorsqu'on veut lui parler, on s'adresse au carré en le regardant mais, pour que maman réponde, il ne faut plus le regarder ; ça semble compliqué, comme ça, mais moi, je n'y pense même plus quand on se raconte des trucs, il suffit de froisser un peu la toile puis de la re-regarder et y lire la réponse, ou alors, simplement de fermer les yeux une fraction de seconde pour laisser maman parler. »

Son père, Hailé, et les soeurs de Cassiopée possèdent tous leur morceau de gaze. Hailé se rend très souvent à La-Belle-Inutile lorsque Nuage l'y appelle. Là, il s'endormira dans un champ et rêvera de Nuage, il se rêvera faisant l'amour à Nuage, il se réveillera imprégné de rosée et de l'odeur de la peau de Nuage... Mais Hellemmes- La-Belle-Inutile, c'est dix heures de route aller et retour, à chaque fois !

« La-Belle-Inutile, j'y suis allée quelques fois. Il n'y a pas grand chose à voir. Des champs, des arbres, des chemins... Enfin ! C'est quand même là que je suis née ! Je crois que c'est surtout un lieu important pour Maman. Et pour Papa aussi. C'est un truc d'adultes. Et puis c'est chez elle. C'est par là qu'habitent Papy et Mamy, à Bellou-le-Trichard, mais maman est fâchée avec eux... »

« Ils sont invisibles, eux aussi ? »

« Ben oui ! »

« Et tu les vois de temps en temps ? »

« Jamais ! Puisqu'ils sont invisibles ! »

« Et tes autres grands-parents ? »

« Papé, Mamée, oui, eux, je les vois souvent, ils n'habitent pas loin, à Steenbecque. Mais ils ne veulent pas entendre parler de Maman. Papa ne l'évoque jamais, moi non plus, j'ai compris. Il n'y a que Cygne, qui est encore petite et qui leur met son carré de gaze sous le nez pour qu'ils fassent un bisou à Maman... Là, ils prennent un air chagriné, avec les paupières qui tombent sur les côtés, là, et ils lui racontent que sa maman a du partir dans un pays lointain, ou qu'elle est très malade mais qu'elle reviendra bientôt... N'importe quoi ! Jamais la même histoire. Je crois qu'en fait, ils pensent que Maman n'éxiste pas du tout. Et Cygne, Céphée et moi, alors ! De où on sort ?! Pfff ! On peut être très vieux tout en étant très bête »

Trois fois, Nuage sera enceinte, trois fois Hailé se rendra à La-Belle-Inutile, s'endormira dans un champ, rêvera de l'accouchement et se réveillera avec une nouvelle née, à demi visible au début, bien au chaud dans ses bras et accompagnée de sa pièce de gaze que les filles sauront lire en même temps qu'elles apprendront à parler. Des documents officiels seront également prêts : certificat de naissance « sous X » (quel autre moyen lorsqu'on est invisible ?), reconnaissance de paternité de Hailé, déclaration en Mairie de Monfort-le-Gesnois. Ces papiers, un peu flous, brumeux et inconsistants, sont néanmoins, parfaitement légaux.

« Dans la famille, il n'y a que tonton Ménélik, le frère de Papa, qui soit copain avec Maman. Pour rigoler, il appelle Papa, le Négus de la Côte d'Opale. Je ne vois pas ce que ça a de drôle. J'ai un autre oncle du côté de Maman qui habite à Rouperoux-le-coquet et qui ne veut pas nous connaître non plus. Il ne sait pas ce qu'il perd ! »

Les amis : il y a les amis de Nuage seulement, certains, juste de Hailé, et il y a les amis des deux. Les amis de Nuage ont tous une pièce de gaze, pas toutes de la même forme. Ces pièces de gaze ne peuvent pas se perdre. Mais elles peuvent être détruites. Et elles seront cette fois, réellement perdues. Elles ne pourront être remplacées, pas forcément à chaque fois, que pour ses filles. Si la pièce est endommagée ou partiellement détruite, toutes les informations demeurent ; juste moins facilement déchiffrables, moins facilement lisibles, parce que sur une plus petite surface. Le tissu change tout seul de forme et de taille, parfois. On sait lire la gaze lorsqu'on devient l'ami de Nuage.

« Je lui raconte mon travail sur les vêtements, je lui montre quelques peintures, lui fait lire quelques textes... »

Avec l'accord et même sur les conseils de Nuage, Cassiopée, l'aînée des filles, m'a confié son morceau de gaze à la condition impérative qu'elle pourra venir à tous moments consulter le tissage pour avoir des nouvelles de sa mère. Celui-ci, d'ailleurs, continue de lui appartenir et elle en gardera un morceau avec elle pour toujours être en contact ; la taille importe peu, Cassiopée déchiffre la trame du tissu à la vitesse où elle parle. Cette toile restera évidement vierge.


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