(Voyageur . le grand-père)
Phileas![]() |
Il a 83 ans, c’est un voisin. Il vit seul, il n’a pas d’enfant et, semble-t-il, pas de famille. Il est invalide depuis plus de cinquante ans. Il porte des lunettes sombres pour reposer ses yeux, il reste dans un fauteuil la plupart de son temps. Dans sa petite maison de la rue Ferdinand Mathias à Hellemmes, il semble regarder par la fenêtre, entrouverte lorsqu’il fait beau, les évènements de la rue. Je passe devant chez lui presque tous les jours. Il est souriant et a un air très doux. Toutes ses journées sont comme ça. |
Après
divers échanges sur le temps qu'il fait, sur le
monde de plus en plus fou, de moins en moins compréhensible,
nous avons fini par faire connaissance et il m’a invité
à rentré chez lui pour boire un café. Nous nous
sommes raconté un peu de nos vies. Une dame lui prépare
ses repas, lui fait son ménage, l’aide à se
laver, à s’habiller. Il s’appelle donc Phileas et
il a eu une vie extraordinaire. Un jour, pendant l’année
de ses 24 ans, il fut pris d’une perte d’équilibre
légère au début, puis de plus en plus intense.
Au bout de dix minutes, il était couché sur le trottoir
de la rue de Solférino, pris dans un
vertige rotatoire des plus violents. Les immeubles, la rue, le ciel,
les gens étaient flous, comme une photo bougée, à
force de tourner vite, vite... Phileas fermait les yeux, rien n’y
faisait, il essaya de se traîner vers un mur pour s’y
adosser. Ce fut horrible et très long. Beaucoup de passants le
prenaient pour un ivrogne et se détournaient l’air
dégoûté. Seule une jeune femme à la voix
très douce s’arrêta près de lui pour savoir
ce qui lui arrivait, pour savoir ce qu’elle pouvait faire pour
lui venir en aide. Perdu dans sa rotation folle, il crut vaguement
distinguer qu’elle était très belle. Il se dit
que malgré le fait qu’il soit embarqué dans une
aventure, une maladie, peut-être mortelle ; dans quelque
chose de terrible, totalement handicapant, il s’interrogeait
sur les éventuels charmes de l’inconnue. Il se dit que
l’esprit de l’homme n’était vraiment pas une
chose sérieuse. Il allait peut-être mourir dans l’heure,
tout son être tournait à toute vitesse dans la
tragédie ! Mais lui «philosophait» sur
la légèreté, se demandant aussi, s’il
était possible de faire les yeux doux à une femme que
l’on voit perpétuellement passer à la fenêtre
d’un train lancé à pleine vitesse. Cette jeune
femme le conduisit à l’hôpital en arrêtant
une des rares voitures qui pouvait rouler à cette époque,
la fin de la guerre (le rationnement, les projets de mondes
nouveaux…)
Hospitalisé, Phileas, qui n’avait pas arrêté de tourner, restait le plus souvent possible allongé, les yeux fermés. Différents médecins vinrent l’examiner, des ORL, des spécialistes du cerveau, des spécialistes du cancer… Il fut placé dans des machines extravagantes qui le firent tourner dans tous les sens, réellement cette fois. Il n’avait pas perdu d’acuité auditive, ce qui surprit beaucoup tous les professeurs mais noircit un peu plus leurs diagnostics. Tumeurs cérébrales ? Tension sanguine anarchique ? Dérèglement hormonal ? ... Le pouls, les analyses, les examens cliniques étaient normaux cependant. Alors, une semaine à vivre, deux ? Et Phileas tournait, sans discontinuité, l'envie de vomir s'était atténuée, heureusement. La jeune femme vint prendre de ses nouvelles. Elle s’appelait Maud. Elle était artiste, elle faisait de la poterie et de la céramique. Phileas voulait être écrivain. Ils se découvrirent de nombreuses passions et d’idées communes. Il lui parla des histoires qu’il avait l’intention d’écrire. Ça la fit beaucoup rire. Elle lui raconta le bonheur de travailler la terre, la jouissance de faire apparaître dans ses mains un vase aux formes triomphantes à partir de glaise inerte, de l’attente fébrile pendant la cuisson. Elle lui proposa de lui amener de la lecture. Il lui répondit, qu’à moins d’inventer un pupitre de lecture tournant dans tous les sens et synchronisé avec son cerveau, il n’arriverait pas à lire grand chose. Elle s’excusa de sa maladresse mais en étouffant un fou-rire. Finalement, elle partit en lui promettant de revenir le voir. Elle était décidément très jolie, même dans la fugacité du regard de Phileas, et adorable de douceur, de vivacité, de gourmandise pour la vie, de passion, de, de… Phileas tombait amoureux. Un coup de foudre dans une centrifugeuse. Un, deux, trois mois passèrent ; Phileas n’était toujours pas mort mais tournait toujours. Les docteurs ne savaient plus. L’un d’eux publia un article et décrivit ce cas comme une curiosité, à l’apparition et peut-être à la disparition spontanée. Un cas étrange d’hystérie masculine ? Pendant ces trois mois, Maud vint lui rendre régulièrement visite. Elle restait assez longtemps et lui lisait d’une voix chaude et sensuelle ses bouquins préférés à elle, attendant de savoir ce qu’il en pensait. Elle lui apportait des friandises aussi. Phileas pensait maintenant qu’il vivrait un peu plus longtemps que ce que tous les pronostics annonçaient. Il fut décidé, puisqu’il n’avait plus de famille pour s’occuper de lui, qu’il serait placé dans une institution, une maison de repos, une sorte de sanatorium ; en fait, un asile d’impotents. Quand elle fut mise au courant, Maud fut hors d’elle. Elle dit qu’il n’en était pas question, qu’il devait bien exister d’autres solutions. Elle commença à pleurer et Phileas devina son visage qui s’approchait du sien. Il ferma les yeux, le mouvement de ce visage trop près du sien était vraiment trop violent, trop douloureux. Il sentit d’abord, l’humidité de ses larmes puis de ses lèvres qui se posèrent sur les siennes, suivies d’une grande chaleur. Il se senti serré dans des bras, caressé, embrassé. Maud lui dit au milieu de ses sanglots qu’il n’irait jamais dans une quelconque institution, qu’il allait venir s’installer chez elle, qu’elle s’occuperait de lui, qu’il était l’homme le plus merveilleux qu’elle eut jamais rencontré, qu’elle l’aimait plus que tout au monde. Phileas pleurait aussi, sur sa chance, sur ce bonheur annoncé, sur cet amour réciproque qui allait pouvoir exploser. Elle déclara aux autorités médicales qu’elle allait s’occuper de Phileas puisqu’elle allait l’épouser, qu’elle avait suffisamment de bien et de clients potentiels pour subvenir à leurs besoins à tous les deux, qu’il était totalement hors de question que Phileas soit placé dans un quelconque mouroir. Le mariage fut très rapidement célébré et Phileas toujours tournant, pu sortir de l’hôpital. Ils s’installèrent chez elle. Elle alla chercher les quelques objets qu’il possédait dans sa chambre mansardée, à Lille. Ils furent heureux. Intensément. Ils vécurent longtemps et n’eurent pas d’enfant ; ils auraient bien voulu mais ça n’a pas marché. Phileas fut déclaré rapidement invalide et malgré tous les essais de traitements, il resta une toupie toute sa vie. Rapidement, il décida de porter des lunettes sombres, reposantes. Quand il prit l’air, ce fut sur un fauteuil d’handicapé et en aveugle. Dans sa petite maison, Phileas semble regarder les passants derrière ses lunettes noires. Mais il voit toujours tout dans cette agitation permanente. Ce jour de sa vingt quatrième année, est marqué par un double événement : il n’a plus jamais vu le monde au repos et il a trouvé Maud, la rencontre de sa vie. Je lui ai parlé de ce travail d’écriture et de peinture sur des «toiles intimes ». Il choisit de me confier un essuie-main, celui qu’elle utilisa juste avant l’accident cérébral qui l’emporta très vite, il y a trois ans. Je fut surpris, intimidé par ce geste, je me sentais immensément responsable d’avoir à écrire et à peindre sur sa vie dans ce qu’elle a de plus profondément unique. Il insista, cependant ; il me dit qu’il avait été privé de ses désirs d’écriture et que mon travail, réunissant l’écrit, la peinture et l’intime convenait parfaitement à cette relique dont c’était d’ailleurs la seule chance d’en rester une. C’était sa vie. Son unique passion amoureuse, immense, fut pour cet être magnifique, cette femme qu’il devina très belle mais qu’il ne vit que dans un perpétuel et foudroyant mouvement latéral. |