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Adrien, le meilleur ami
de Charles, un soir m’a raconté cette histoire. Judith est tombée enceinte au mois de novembre 1996. Elle était heureuse. Son compagnon, Charles, aussi ; ravi de devenir papa. Les trois premiers mois ne furent que bonheur et projets. Ils cherchaient des idées de prénom, spéculaient sur le sexe de cet enfant désiré, attendu, déjà présent. Ils attendaient impatiemment la première échographie pour enfin voir ce petit être gigoter dans le ventre de sa maman. Le jour arriva. Judith et Charles nerveux, sautillants, regardaient l’échographiste faire les préparatifs. Première nouvelle, et de taille, il y en avait deux. Judith et Charles se regardèrent, un peu sonnés, s’imaginant déjà dans l’épuisement des nuits avec deux bébés affamés et, bien sûr, pas synchronisés. L’échographiste continua son examen. «Il y a les deux têtes, vous les voyez, là… les deux petits cœurs qui battent… Voilà un premier petit bras, l’autre, une petite jambe, ah non, c’est un bras de l’autre... Voilà d’ailleurs son autre bras. Bon, les jumeaux c’est souvent comme ça, tellement emmêlés l’un dans l’autre qu’on ne distingue rien vraiment bien. |
En tout
cas, ce sont des homozygotes ça c’est sûr. Je vais
essayer de prendre par-là pour les voir, ces sacrées
jambes… Et non ! Je ne les vois pas. Elles doivent être
repliées de telle façon qu’elles restent
invisibles ou cachées par autre chose… En tout cas
voilà le placenta. Bon, les deux petits cœurs battent
correctement, selon moi, tout est normal. Je vous souhaite bien du
courage : deux nouveau-nés, c’est une épreuve.
Je vais, malgré tout, vous adresser à un confrère
qui a du matériel plus performant que le mien et qui pourra
sans doute retrouver ces jambes et voir si tout est normal de ce
côté-là. Voilà, bon courage et tenez-moi
au courant.». Judith et Charles se rendirent chez le confrère
au matériel plus performant qui ne vit rien de plus : les
diamètres crâniens étaient normaux, les deux
petits cœurs battaient régulièrement, les corps
des bébés étaient très mêlés
l’un à l’autre. Quatre petits bras étaient
bien visibles mais les jambes se perdaient dans le flou et restaient
introuvables. L’échographiste ne voulut pas se prononcer
sur une éventuelle malformation mais il s’empressa de
rassurer les futurs parents en évoquant l’inévitable
imperfection des images échographiques et les difficultés
d’interprétation de celles-ci dans le cas de grossesse
multiple. Il recommanda à Judith de retourner voir son
obstétricien, de faire éventuellement une amniocentèse
tout en sachant que l’unique motivation de celle-ci était
liée aux problèmes de lecture des images médicales.
L’obstétricien déclara que tout allait bien, que
les échographies lui paraissaient, pour ce qu’il en
voyait, très satisfaisantes. Il prescrivit cependant, plus
pour rassurer Judith qu’autre chose, une amniocentèse.
Celle-ci confirma qu’il s’agissait bien d’homozygotes
et, en l’occurrence, de filles. Sinon, tout était
parfait. Judith et Charles repartirent rassurés. Judith
commençait à sentir ses filles bouger. Elle était
heureuse. A un peu plus de cinq mois et demi, Judith fit sa deuxième
échographie. Cette fois, les images étaient plus
claires, plus lisibles. Les petites n’avaient effectivement pas
de jambes et elles étaient siamoises, soudées l’une
à l’autre par le bas, tête-bêche. Elles
n’avaient pour elles deux qu’un seul système
uro-génital, un seul bassin et les deux colonnes vertébrales
n’en formaient qu’une. Judith était en état
de choc. Charles pleurait doucement. L’obstétricien
proposa un avortement thérapeutique, les enfants dans cet
état, n’étaient pas viables. Charles ramena
Judith chez eux, prostrée, toujours muette.
Il fallait prendre rendez-vous à l’hôpital, pour faire cet avortement. Charles parlait doucement à Judith, essayait de la réconforter. Elle resta toute la nuit assise dans un fauteuil, dans l’obscurité. Au matin, elle s’habilla pour sortir, fit un demi-sourire triste à Charles puis partit. Elle resta absente une dizaine de jours. Charles très inquiet téléphona à toutes leurs connaissances, à la famille de Judith, à la sienne. Il finit par se résoudre à prévenir la police… Puis elle rentra. Elle avait visiblement dormi dehors ou dans des halls d’immeuble, elle était très sale et toujours enceinte. Charles essaya de la questionner le plus calmement possible pour savoir ce qu’elle avait bien pu faire pendant ces dix jours. Judith était silencieuse. Il se dit qu’elle avait dû marcher, essayer d’intégrer comme elle pouvait cette idée épouvantable. Elle souriait ; d’un sourire bizarre, un peu fou. Elle était docile, se laissant guider, mener, toute molle, l’esprit égaré nul ne sait où. Elle restait de longs moments, le regard dans le vague. Avec un vieux jeu de cartes, elle faisait des réussites, aux règles incompréhensibles. Elle décida de coudre grossièrement tête-bêche deux bodys de bébé qu’elle avait récupérés. C’est cet assemblage grotesque que l’ami de Charles m’apporta un jour après m’avoir raconté ce drame. Et c’est cet acte insensé qui mit Charles devant le fait que Judith avait perdu la raison. Un médecin, appelé finalement, diagnostiqua une dépression nerveuse assez avancée. Il prescrivit des antidépresseurs et proposa qu’après cette interruption de grossesse nécessaire, elle vît d’urgence un psychiatre pour trouver une psychothérapie adaptée et selon lui indispensable. Un rendez-vous fut pris dans un hôpital pour l’avortement. Une place leur fut réservée deux jours plus tard. Charles l’y emmena à la date fixée mais sitôt la voiture arrêtée, Judith, pourtant sans énergie les jours précédents, ouvrit la portière et se mit à courir. Charles tenta sans succès de la retrouver dans le quartier et, cette fois, prévint rapidement la police que sa femme très perturbée, avait disparu, qu’elle était en danger. Le soir même, Charles reçut un appel du commissariat qui lui annonçait le décès de son épouse et qui l’invitait à se rendre à la morgue pour reconnaître le corps et pour les formalités d’usage. On lui conseilla de se faire accompagner. Charles à la morgue, chancelant, son ami avec lui, rencontra d’abord un inspecteur de police qui voulut le préparer à la vision terrifiante du corps de sa femme. Judith, semble-t-il, s’était couchée transversalement sur un rail et un train était passé. Les jambes avaient été déchiquetées ; le reste du corps, éjecté, était sectionné au niveau des hanches.
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