(Eros
en pleine forme . la mère)
Renée ![]() |
Séverine est mon amie. Depuis longtemps, depuis le Lycée. Nous nous sommes souvent perdus de vue, nous nous sommes toujours retrouvés. N’habitant pas la même région, nos rencontres se font plus rares, mais notre amitié résiste bien aux distances. Elle m’a parlé à l’occasion de nos quelques rencontres d’une de ses amies, soignée dans un hôpital psychiatrique. |
Renée,
la
quarantaine installée, script pour le cinéma depuis
plusieurs années, malade des nerfs, en profonde dépression,
ne supporte plus les marques, les repères du temps, les
pendules, les calendriers, les journaux, les parcmètres, les
éditions radiophoniques régulières
d’informations, les programmes télé, l’heure
des repas, l’heure du coucher... Ce travail où elle
devait s’identifier au temps qui passe, en notant
méticuleusement tous les évènements du tournage
et en les situant dans la durée, ce travail de transcription,
ce rôle de repère, de gardienne du temps, a,
semble-t-il, fortement dévasté son équilibre
mental. Cela s’accompagne d’une phobie des inscriptions
du temps, du vieillissement, des rides, des chocs, des blessures ;
des déchirures du papier peint, de l’usure des murs, des
objets, de l’entropie… Elle se lave plusieurs fois par
jour, désespérément, pas trop vigoureusement,
néanmoins, pour ne pas s'user. Elle se confie à Séverine, son amie. Elle lui parle d’une lettre que lui aurait envoyée un homme qu’elle connaît depuis son enfance, qu’elle n’a pas vu depuis des années, avec qui elle a eu une «histoire», si on peut appeler une histoire quelques bisous, ma main dans la tienne et mes yeux dans tes yeux, jamais franchi la frontière du blue-jean, même du bout des doigts. Mais il lui répète qu’il est simplement amoureux fou d’elle depuis plus de trente ans, que s'il ne connaît que sa main, cette main est merveilleuse, qu’il est infiniment patient, qu’il garde l’image obsédante, douce et familière d’elle habillée d’un corsage vert émeraude, et, que tout en ayant une vie amoureuse «normale», il garde en lui, un constituant essentiel de son être : cet amour éternel et permanent, comme les marqueurs (marque-heure/marque-heurt !) «permanents» eux aussi. Pour Renée, cette missive est une pure menace. Cette lettre inopportune, s’imposant au milieu de ses égarements, la perturbe au plus haut point (folie fossile ou fil d’Ariane ?). Un des symptômes de ses délires est l’omniprésence obsessionnelle de mots décomposés (de corps ?), en commençant bien sûr, par son prénom : «Renée» qui à l’envers, phonétiquement, donne «Haine-heure» et/ou «Haine-heurts» Elle se sent, en plus, prédestinée à tout ça. Et lui, comme s’il voyait dans sa tête, comme s’il savait, parle de ça aussi, dans sa lettre, tout le temps ! Calmement, tranquillement… SALAUD ! Mais à Haine/heure, il préfère «Haineur» Ce mot n’existe pas, le dictionnaire admet «haineuse» ou «haineux» Mais ce mec a décidé que le «Haineur» serait un haineux actif, extraverti. Il prétend, comme elle, que «Haineur», c’est Renée à l’envers et que l’envers du «Haineur» extraverti, c’est «Amoureuse» (introverti)... ENFOIRÉ ! Il lui écrit aussi que, pour lui, Renée, ce n'est pas née une deuxième fois au sens de naître puis mourir puis «renaître» à nouveau. Renée, c'est en quelque sorte «sur-née», née une seconde fois en restant déjà née. Cela fait d'elle quelqu'un deux fois mise au monde, doublement vivante, sur-vivante, sur-au-monde, sur-existante et qu'il est donc sur-amoureux-fou, amoureux-sur-fou d'elle. MARRE DE L'INFINI, DE L'AMOUR INFINI, CE CON M'ECORCHE VIVE ! Elle confie à Séverine le soin de retrouver cet homme, ce malade, qu'en plus, elle retrouve comme voisin, où qu'elle aille, régulièrement et par hasard, en plus ! Par hasard pour de vrai ! Salaud ! A chaque fois, ils se sont revus puis perdu de vue après le retour inévitable, l'éternel retour de ce même «tendre aveu» sans surprise et entraînant la même réponse. Renée n'a jamais mis fin réellement, radicalement à ces relations ambiguës et tordues où elles sentait la fébrilité, le désir sismique et l'engloutissement passionnel du bonhomme. Elle aurai du ! Se méfier plus ! Il faut anéantir ce pouvoir, rendre inoffensif ce sadique, enfin. Elle lui certifie qu’elle aussi, Séverine, l’a connu au lycée, et même bien connu, qu’ils étaient amis, qu’ils faisaient plein de trucs ensembles, tous les deux, tous les trois ou avec d’autres… Mais si !! Séverine n’a aucun souvenir de cet homme et cela torture impitoyablement Renée (Séverine n’a d’ailleurs pas plus de souvenir d’avoir été dans le même lycée que Renée mais, par amitié, elle décide de faire comme si). Elle ne parviendra pas à le retrouver. «Tu devrais t’en souvenir pourtant !» Elle voudrait que Séverine remette à ce mec un corsage vert émeraude lui appartenant pour anéantir ce sortilège. Ce corsage qui lui est indissociablement lié, qui est, selon lui, son «drapeau», son «emblème»... «résumée à un corsage !!» Puisque j'était au lycée avec Séverine, j'aurais du, moi aussi, être dans ce même établissement, à la même période, et j’aurais du, moi aussi, me rappeler de l’un et/ou de l’une. Pourquoi n’en ai-je gardé aucun souvenir ? Renée, étudiante, était une militante féministe pendant cette période où l’indifférence à ce sujet était inconcevable. «On ne naît pas femme, on le devient» : une phrase, une profession de foi. «On ne naît pas homme, on le devient» : forcément. Un homme potentiel ou une femme potentielle naît ; il ou elle deviendra peut-être une femme ou un homme, comme-ci ou comme-ça, quelque chose, quelqu'un de plutôt mâle, femelle ou indécis... Un ou une inconnu(e) de toutes façons. J’ai cru comprendre que le «type du corsage» représentait plutôt l’idéal masculin «officiel» des féministes de sa ville, ses copines : «reconnaissant sa part de féminité, considérant les femmes comme la simple moitié de l’humanité, pas méprisant, surtout pas condescendant…», tout ça, tout ça. Renée, d’après ce que m’a dit Séverine, est restée «célibataire», sans mec attitré, mais sans «traversée du désert» sexuelle notable - elle est paraît-il vraiment très jolie. Il est tout de même très remarquable que les hommes qui ont traversé sa vie ont toujours été des machos culturistes et bas du front, considérant les femmes comme des trous et accessoirement comme des bonniches. Bref, le plus loin possible de «l’homme féministe idéal» évoqué plus haut. Séverine me dit que c’est normal, que les femmes aiment être dominées, voire insultées, que je n’ai jamais rien compris à l’érotisme féminin, que le féminisme est pétri d’une culpabilité rampante et d’une homosexualité refoulée, qu’il n’est que turbulence adolescente… Stop !! Séverine est totalement rétrograde, elle est la femme la plus phallocrate que je connaisse – «phallophile» me corrige-t-elle en souriant. Plus tard, elle retourne pour voir Renée à l’hôpital et trouver le moyen de récupérer ce corsage qu'elle a toujours dans ses bagages. Mais elle a été déplacée. Le plus bizarre est que l’hôpital n’a plus aucune trace ni aucun souvenir de son passage. A son appartement, personne ne répond, son nom n'est plus ni sur la porte, ni sur la sonnette et sa ligne téléphonique n’est plus attribuée. Avec le temps, avec le temps vas, tout s’en va... Un «trou noir» physique et mental a tout englouti. Une folie qui prend corps, qui se substitue au réel. Le temps nié, détesté, refusé, se venge... Erreur de script ? Séverine décidera alors de me raconter cette histoire, puisque j’étais soit disant, dans ce même lycée, aux mêmes moments, et de me confier un corsage vert émeraude qu’elle a trouvé, traînant par terre dans le couloir de l’hôpital, non loin de l’emplacement de ce qui aurait du être sa chambre, ça, elle en est certaine. Pour que je raconte ce truc à ma façon et que j’en fasse une peinture. Comme une bouteille à la mer. Le clampin de la lettre empoisonnée, l’homme féministe idéal, l’empêcheur de vivre tranquillement sa psychose, a connu, par contre, des déserts sexuels plus ou moins longs, douloureux parfois, mais pas plus tourmenté que ça ! En plus, il a des enfants maintenant. Il a accepté de donner son tour, accepté d’être «parent», c’est à dire «mortel», accepté d’élever les petits morpions qui le pousseront dans le trou !... PERVERS ! Cet «inconnu» (A moins que ce mystérieux «idéal-masculin- féministe-officiel» ne soit le «Grand-père» de cette même famille, mais ça m'étonnerait quand même) lui rappellera aussi, qu’au cours d’une de leurs quelques entrevues éparpillées, elle lui avait prêté «L’insoutenable légèreté de l’Etre» de Milan Kundera parce qu’elle avait trouvé ça génial. Il lui dit simplement que lui, a détesté ce livre, que les protagonistes de ce bouquin sont des gens «pas très raffinés et pas bien finis», et qu’il préfère, de loin, comme histoire amoureuse, «L’amour au temps du choléra» de Gabriel García Márquez. A ça, évidemment ! Il lui dit que les deuils, les séparations, les drames, les blessures, notamment amoureuses, ne doivent surtout pas être refoulées, recouvertes de terre ou de cendre, que c’est là qu’elles risquent de s’infecter et d’être de plus en plus douloureuses. Ces «béances», il faut les laisser à l’air libre, au contraire, jamais très loin de la surface. Avec le temps, avec le temps vas, tout s’en va... «Tout passe, tout lasse, l’oubli engloutit tout» Et puis quoi encore ! Il faut les faire siennes, ces déchirures, les intégrer à ce qui constitue son «être», qui ne sera plus jamais «léger». Il faut les considérer comme une richesse, un trésor précieux qui sera d’une façon ou d’une autre, raconté, distribué. L’oubli dont il est question ici, c’est celui du «petit bonhomme», et de son ridicule petit ego de base. Bien sûr qu’il va crever, le petit bonhomme, et bien sûr que tout le monde s’en fout ! Disparaître, s’anéantir, la belle affaire ! Mais le voilà terrorisé, le «minuscule petit bonhomme» et son «insoutenable légèreté de l’être, si petitement...». Il lui écrit que, tel le personnage masculin de Gabriel García Márquez, il l’attendra «toujours», joyeusement, sereinement. Qu’elle vienne le retrouver ou pas est hors de propos. Le temps, si tant est qu’il existe, peut être un ami… FURONCLE ! |