Un
peu plus loin, dans la rue, éjecté d’un carton
percuté et éventré par une voiture pressée,
je découvre un objet étrange. C’est une sorte d’épais
cahier de notes emballé dans un morceau d’étoffe. Le
livre semble très ancien, très usé et, une fois
ramassé, je m’aperçois que le tissu le protégeant,
est une culotte de femme. Je glisse ma trouvaille sous ma veste et je
rentre prestement chez moi. Le propriétaire-loueur vient de
découvrir l’invasion. Je préfère fuir
l’explosion qui va survenir dans quelques secondes, ne surtout pas
être pris à témoin de « l’incroyable
sans-gène des voyous-du-monde-d’aujourd’hui !! »,
ne pas être soupçonné de vouloir – mais
allez-y ! Ne vous gênez pas !! –
jeter cet objet douteux en ma possession, dans «Sa»
carriole, qu’il comptait utiliser aujourd’hui même. «Et
qui va encore être obligé de payer à la
déchetterie pour cet énorme tas d’immondices ?
Même pas à lui. Il ne va pas devoir en plus ramasser les
saloperies balancées partout dans la rue ! Parce que
justement, et c’est là le comble, la police l’a réveillé
pour le lui demander ! Des ordures balancées par des
porcs, des voleurs, des gens sans éducation, et puis quoi
encore !!».
Je
préfère donc m’esquiver pour examiner tranquillement
ma trouvaille.
En marchant, je retire
délicatement la culotte de dentelle, j’ouvre le livre et
après la page de garde, je lis juste ces mots écrits à
la main et centrés :
Stéphanie
– Année 2035.
«?»
Je suis, apparemment, très
fort pour me retrouver en possession de trucs invraisemblables :
objet paradoxal, canular, Oeuvre d’Art avortée puis
abandonnée. Un livre ancien antidaté et emballé
dans une culotte. Accessoire érotique plutôt alambiqué.
Je rentre chez moi finalement assez excité pour découvrir
ce que contient ce «vieux» livre. Il semblerait que ce
soit le journal intime d’une jeune femme. Dès la première
page, elle évoque sa passion dévorante pour une
chanteuse vaguement provocante, suffisamment torride pour réveiller
les sens du téléspectateur moyen, mais suffisamment
insipide pour passer chez Michel Drucker. Cette page est datée
en haut et à gauche du 18 juillet 1998. C’est déjà
plus plausible. Vite à la dernière page ; elle est
datée, de la même écriture, un peu plus mûrie,
du 3 novembre 2035. Ça y est, on repart dans
l’invraisemblable ! Et ce n’est pas fini, car en revenant à
la première page, je m’aperçois qu’elle est plus
qu’à moitié effacée. Il semblerait que l’encre
utilisée ne supporte pas la lumière et disparaisse
sitôt éclairée. D’ailleurs, quelques secondes
plus tard, la feuille est redevenue blanche. Je n’ai eu que le
temps de lire, en diagonale, le premier tiers de la page. Saleté
de bouquin vicelard, perversement paradoxal ! Qui se dérobe
quand il se dévoile, qui se voile quand on le dérobe,
qui se retire une fois découvert, qui redevient vierge dès
qu’il est violé. Je tourne rageusement la page ; elle
semble poursuivre la description désespérée de
cette amoureuse obsession de midinette mais je n’ai le temps de
n’en lire que le quart. Si je continue comme ça, je vais
m’énerver et perdre mes quelques chances de connaître
les mystères de cet étrange ouvrage. Je me calme, je le
remets dans sa culotte et je réfléchis. Je peux :
– m’entraîner à lire très vite : mais la
disparition du texte a l’air de s’accélérer –
faire des photocopies : à essayer – faire des
photographies : à voir.
J’essaye donc la
photocopieuse. Le flash intense de la copie nettoie radicalement la
page pendant le passage de la lampe. Et le simple fait de tenter une
photographie, même avec une pellicule très sensible,
n’exigeant que peu de lumière, a comme résultat la
dissolution immédiate de toutes écritures. Il me reste
les lunettes à infrarouge. Où trouver ça ?
J’ai un copain zoologue qui veut bien m’accompagner pour tenter
une expérience. Une nuit sans lune donc, au milieu des bois,
par temps couvert ? Non, en fait, dans une chambre noire pour
développer les photos. Zéro. Les pages sont presque
immaculées, les seules traces visibles sont celles de mes
doigts. La lumière rouge du labo, alors. Non plus, cette lueur
atténuée efface les écritures de la même
façon. Alors, je fais quoi moi ? J’ai déjà
précipité dans le néant une dizaine de pages de
ce livre avec mes expériences têtues. Je retourne donc à
ma première idée : lire très vite,
améliorer ma technique de lecture diagonale et inventer ce qui
m’échappera. Je sais que cette solution va anéantir
le bouquin, d’autant plus que le papier, une fois redevenu blanc, a
une forte tendance à se dépiauter façon pelade
lépreuse. Je dois donc admettre qu’une fois mon marathon de
lecture hystérique terminé, il ne restera rien. De
l’écriture, du carnet. Juste, semble-t-il, la culotte de
dentelle. Il faut que je l’incorpore dans une peinture et que je
raconte ce que j’aurai pu lire ou deviner.
Stéphanie
est (était, sera) une jeune femme semble-t-il, jolie,
dynamique et volontaire. En apparence, au moins. Stéphanie ne
sait jamais vraiment où elle en est. A vingt et un ans elle
est fiancée, bientôt mariée. Elle a acheté
avec son promis, un appartement. Son destin d’épouse
tranquille, future mère de famille semble gravé dans le
granit. Et puis voilà que le bonhomme s’enfuit, même
pas pour une autre femme. Quel salaud ! Quel couillon aveugle
qui laisse filer la perle fine et fidèle pour retourner dans
son errance inconfortable. Mais la belle se fait finalement très
vite à cette idée. Elle sort avec des copains, des
copines, a quelques amants (c’est ce que je suppose ; un
paquet de pages était particulièrement rétif et
s’effaçait au bout de deux lignes), bref, sa vie de mignonne
célibataire reprend son cours normal, si je puis dire. Elle
raconte la façon dont elle aime allumer les mecs et les
filles. Elle joue au paint-ball, jeu violent, se déroulant
dans l’obscurité, encourageant toutes les promiscuités.
Elle est passionnée par les mosaïques. Elle en réalise
des fausses, à la gouache, elle fait des modèles
d’assiettes, de mobilier… Elle laisse mariner dans ses
non-réponses, un vieux tourneboulé par sa jeunesse, ses
rondeurs et son dynamisme. Elle change de boulot, s’active un peu
dans celui-ci puis disparaît. Quand je dis qu’elle disparaît,
cela signifie que quelques pages du livre sont (était/seront)
blanches à l’origine. J’ai peur soudain que le carnet ait
anticipé ma lecture destructrice et se soit effacé trop
tôt. Mais non, quelques pages plus loin, l’écriture
agréable et aérienne refait son apparition. Elle
s’efface quand même à la lumière. Tiens, une
surprise, elle tombe amoureuse. D’une femme. Elle va même
prendre un appartement avec elle. Le bonheur ! Elle laisse
tomber ses boulots alimentaires. Elle va vivre de son art. Elle
vendra des tableaux et des mosaïques. Elle expose. Elle explose.
Puis les engueulades, puis les jalousies, les tromperies. La fin
d’une histoire d’amour fulgurante, heureuse mais tumultueuse. Et
la reprise des boulots alimentaires. Entre temps, j’ai oublié
d’en parler – j’ai pourtant peu de matière – elle a
abandonné tous ses copains et copines d’avant, changé
de vie, changé de monde. Et puis une autre fille, plus
épisodique, celle là. Un travail ennuyeux, des fêtes
pour s’étourdir, des aventures qui passent. Tiens, un mec.
Juste une nuit, bourrée. Pas vraiment un bon souvenir. Et sa
famille qui la fait chier. Nous sommes déjà en 2009.
Pas mariée ! Pas d’enfant ! Ben non.
La routine, dans
la lecture en diagonale, incite à moins faire attention aux
évènements.
En 2016, ce sera
la rencontre. Une jeune femme qui a dix ans de moins qu’elle. Elle
s’appelle Emmanuelle. Et Stéphanie est raide-dingue
amoureuse. C’est réciproque. Elles feront un tour du monde
qui va durer dix ans. La description à peine entr'aperçue
– les pages s’effacent de plus en plus vite – des merveilles et
des horreurs du monde, des petits boulots sales, des situations
impossibles et dangereuses, d’une passion amoureuse absolue, c’est
finalement un peu monotone quand c’est juste évoqué
par une phrase et demi en attendant la page d’après. Puis,
la tragédie : Emmanuelle mourra, son corps magnifique
déchiqueté ; elle sautera sur une mine
anti-personnelle oubliée là. Je ne saurai même
pas où, mais je pleure sur mes trois quarts de phrase, déjà
presque invisibles, en refermant le carnet sur cette tragédie
à venir.
J’ai décidé
de croire à cet objet. Je le trouve trop définitivement
bizarre pour mentir. C’est un livre trouvé dans une
poubelle, un rebuts dont quelqu’un a
voulu/voudra se débarrasser. Un livre pas encore écrit,
qui n’existe pas ou alors à peine. Détruit avant
d’avoir été construit.
Stéphanie
rentrera en France, désespérée. Elle va
reprendre ses petits boulots, ses aventures sans suite et ses
mosaïques. Elle a totalement rompu avec sa famille, qui ne
parlera plus d’elle qu’à voix basse, comme d’une morte.
Stéphanie a quarante ans, elle est plutôt seule et
dépressive. Elle décidera de commencer une
psychanalyse. Elle parle d’un copain qui avait fait ça et
qui en était ravi. Le livre n’est presque plus lisible. Les
phrases s’effacent maintenant très vite. La psychanalyse
semble lui réussir très bien. Elle repart dans ses
expositions et ses ventes d’objets recouverts de mosaïque. Son
style devient très reconnaissable – c’est du moins ce
qu’elle prétend – et elle arrive à vivre de ça.
Dans les dernières pages elle dit qu’elle va emballer ce
journal dans une de ses petites culottes (l’érotisme de
l’étrange) et jeter le tout dans une poubelle. Avant, elle
va y rajouter comme titre, son prénom suivi de l’année
en cours, l’année de la fin du journal. Elle dit qu’elle
n’a plus besoin de consigner ses expériences par écrit,
que sa vie est comme elle est, et que c’est une belle vie. Les
pages d’après sont blanches. Le livre n'est plus qu'une
masse informe de poussière.
Je me suis
approprié comme un malpropre un journal volontairement
non-terminé et jeté. Jeté dans le futur, même
pas encore écrit. Destiné à être oublié.
Je l’ai fais vivre et je l’ai fais mourir, s’anéantir.
Et j’ai fais ma cuisine avec. Étonnez-vous
après que tout soit si désespéré !
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