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(Eros en pleine forme . la grand-mère)
Stéphanie

Une benne à gravas. Chaque fois qu’une personne, suite à des travaux à faire chez elle, loue une benne, elle doit ne la faire déposer devant sa maison qu’au tout dernier moment et la garder sous sa constante surveillance. Elle doit la combler le plus rapidement possible. Elle ne doit, en aucun cas, la laisser vide une seule nuit, sans y avoir mis tout ce qu’elle comptait y mettre, si possible en la remplissant entièrement.
cage Une benne à gravas sans surveillance ne reste jamais vide plus d’une demi-heure. Je m’amuse à repérer ces dépotoirs loués et régulièrement pillés. Dépouillés de leur vide coûteux.
Il y en a une justement, dans ma rue, à Fontenay-sous-Bois, naïvement abandonnée à l’heure du prime-time. Par-dessus une fine couche de plâtras, traces du début de déblaiement, hélas bien trop tardif selon les horaires télévisuels, des restes d’une cloison devenue superflue, il y a maintenant, une machine à laver, une poussette rouillée, ce qui fut une mobylette, divers déchets organiques, un sac poubelle contenant on ne sait trop quoi, et la future indignation colorée et bruyante du propriétaire-loueur trop attaché à sa télévision.

Au matin, je passe devant cette décharge ambulante. Le propriétaire-loueur n’est pas encore levé. Il persiste dans son irresponsabilité. Le chariot déborde de détritus de toutes sortes, de toutes tailles. D’autres ordures arrivées trop tard sont répandues sur le trottoir, sur la chaussée.
Un peu plus loin, dans la rue, éjecté d’un carton percuté et éventré par une voiture pressée, je découvre un objet étrange. C’est une sorte d’épais cahier de notes emballé dans un morceau d’étoffe. Le livre semble très ancien, très usé et, une fois ramassé, je m’aperçois que le tissu le protégeant, est une culotte de femme. Je glisse ma trouvaille sous ma veste et je rentre prestement chez moi. Le propriétaire-loueur vient de découvrir l’invasion. Je préfère fuir l’explosion qui va survenir dans quelques secondes, ne surtout pas être pris à témoin de « l’incroyable sans-gène des voyous-du-monde-d’aujourd’hui !! », ne pas être soupçonné de vouloir – mais allez-y ! Ne vous gênez pas !! – jeter cet objet douteux en ma possession, dans «Sa» carriole, qu’il comptait utiliser aujourd’hui même. «Et qui va encore être obligé de payer à la déchetterie pour cet énorme tas d’immondices ? Même pas à lui. Il ne va pas devoir en plus ramasser les saloperies balancées partout dans la rue ! Parce que justement, et c’est là le comble, la police l’a réveillé pour le lui demander ! Des ordures balancées par des porcs, des voleurs, des gens sans éducation, et puis quoi encore !!».
Je préfère donc m’esquiver pour examiner tranquillement ma trouvaille.
En marchant, je retire délicatement la culotte de dentelle, j’ouvre le livre et après la page de garde, je lis juste ces mots écrits à la main et centrés :
Stéphanie – Année 2035.
«?»
Je suis, apparemment, très fort pour me retrouver en possession de trucs invraisemblables : objet paradoxal, canular, Oeuvre d’Art avortée puis abandonnée. Un livre ancien antidaté et emballé dans une culotte. Accessoire érotique plutôt alambiqué. Je rentre chez moi finalement assez excité pour découvrir ce que contient ce «vieux» livre. Il semblerait que ce soit le journal intime d’une jeune femme. Dès la première page, elle évoque sa passion dévorante pour une chanteuse vaguement provocante, suffisamment torride pour réveiller les sens du téléspectateur moyen, mais suffisamment insipide pour passer chez Michel Drucker. Cette page est datée en haut et à gauche du 18 juillet 1998. C’est déjà plus plausible. Vite à la dernière page ; elle est datée, de la même écriture, un peu plus mûrie, du 3 novembre 2035. Ça y est, on repart dans l’invraisemblable ! Et ce n’est pas fini, car en revenant à la première page, je m’aperçois qu’elle est plus qu’à moitié effacée. Il semblerait que l’encre utilisée ne supporte pas la lumière et disparaisse sitôt éclairée. D’ailleurs, quelques secondes plus tard, la feuille est redevenue blanche. Je n’ai eu que le temps de lire, en diagonale, le premier tiers de la page. Saleté de bouquin vicelard, perversement paradoxal ! Qui se dérobe quand il se dévoile, qui se voile quand on le dérobe, qui se retire une fois découvert, qui redevient vierge dès qu’il est violé. Je tourne rageusement la page ; elle semble poursuivre la description désespérée de cette amoureuse obsession de midinette mais je n’ai le temps de n’en lire que le quart. Si je continue comme ça, je vais m’énerver et perdre mes quelques chances de connaître les mystères de cet étrange ouvrage. Je me calme, je le remets dans sa culotte et je réfléchis. Je peux : – m’entraîner à lire très vite : mais la disparition du texte a l’air de s’accélérer – faire des photocopies : à essayer – faire des photographies : à voir.
J’essaye donc la photocopieuse. Le flash intense de la copie nettoie radicalement la page pendant le passage de la lampe. Et le simple fait de tenter une photographie, même avec une pellicule très sensible, n’exigeant que peu de lumière, a comme résultat la dissolution immédiate de toutes écritures. Il me reste les lunettes à infrarouge. Où trouver ça ? J’ai un copain zoologue qui veut bien m’accompagner pour tenter une expérience. Une nuit sans lune donc, au milieu des bois, par temps couvert ? Non, en fait, dans une chambre noire pour développer les photos. Zéro. Les pages sont presque immaculées, les seules traces visibles sont celles de mes doigts. La lumière rouge du labo, alors. Non plus, cette lueur atténuée efface les écritures de la même façon. Alors, je fais quoi moi ? J’ai déjà précipité dans le néant une dizaine de pages de ce livre avec mes expériences têtues. Je retourne donc à ma première idée : lire très vite, améliorer ma technique de lecture diagonale et inventer ce qui m’échappera. Je sais que cette solution va anéantir le bouquin, d’autant plus que le papier, une fois redevenu blanc, a une forte tendance à se dépiauter façon pelade lépreuse. Je dois donc admettre qu’une fois mon marathon de lecture hystérique terminé, il ne restera rien. De l’écriture, du carnet. Juste, semble-t-il, la culotte de dentelle. Il faut que je l’incorpore dans une peinture et que je raconte ce que j’aurai pu lire ou deviner.
Stéphanie est (était, sera) une jeune femme semble-t-il, jolie, dynamique et volontaire. En apparence, au moins. Stéphanie ne sait jamais vraiment où elle en est. A vingt et un ans elle est fiancée, bientôt mariée. Elle a acheté avec son promis, un appartement. Son destin d’épouse tranquille, future mère de famille semble gravé dans le granit. Et puis voilà que le bonhomme s’enfuit, même pas pour une autre femme. Quel salaud ! Quel couillon aveugle qui laisse filer la perle fine et fidèle pour retourner dans son errance inconfortable. Mais la belle se fait finalement très vite à cette idée. Elle sort avec des copains, des copines, a quelques amants (c’est ce que je suppose ; un paquet de pages était particulièrement rétif et s’effaçait au bout de deux lignes), bref, sa vie de mignonne célibataire reprend son cours normal, si je puis dire. Elle raconte la façon dont elle aime allumer les mecs et les filles. Elle joue au paint-ball, jeu violent, se déroulant dans l’obscurité, encourageant toutes les promiscuités. Elle est passionnée par les mosaïques. Elle en réalise des fausses, à la gouache, elle fait des modèles d’assiettes, de mobilier… Elle laisse mariner dans ses non-réponses, un vieux tourneboulé par sa jeunesse, ses rondeurs et son dynamisme. Elle change de boulot, s’active un peu dans celui-ci puis disparaît. Quand je dis qu’elle disparaît, cela signifie que quelques pages du livre sont (était/seront) blanches à l’origine. J’ai peur soudain que le carnet ait anticipé ma lecture destructrice et se soit effacé trop tôt. Mais non, quelques pages plus loin, l’écriture agréable et aérienne refait son apparition. Elle s’efface quand même à la lumière. Tiens, une surprise, elle tombe amoureuse. D’une femme. Elle va même prendre un appartement avec elle. Le bonheur ! Elle laisse tomber ses boulots alimentaires. Elle va vivre de son art. Elle vendra des tableaux et des mosaïques. Elle expose. Elle explose. Puis les engueulades, puis les jalousies, les tromperies. La fin d’une histoire d’amour fulgurante, heureuse mais tumultueuse. Et la reprise des boulots alimentaires. Entre temps, j’ai oublié d’en parler – j’ai pourtant peu de matière – elle a abandonné tous ses copains et copines d’avant, changé de vie, changé de monde. Et puis une autre fille, plus épisodique, celle là. Un travail ennuyeux, des fêtes pour s’étourdir, des aventures qui passent. Tiens, un mec. Juste une nuit, bourrée. Pas vraiment un bon souvenir. Et sa famille qui la fait chier. Nous sommes déjà en 2009. Pas mariée ! Pas d’enfant ! Ben non.
La routine, dans la lecture en diagonale, incite à moins faire attention aux évènements.
En 2016, ce sera la rencontre. Une jeune femme qui a dix ans de moins qu’elle. Elle s’appelle Emmanuelle. Et Stéphanie est raide-dingue amoureuse. C’est réciproque. Elles feront un tour du monde qui va durer dix ans. La description à peine entr'aperçue – les pages s’effacent de plus en plus vite – des merveilles et des horreurs du monde, des petits boulots sales, des situations impossibles et dangereuses, d’une passion amoureuse absolue, c’est finalement un peu monotone quand c’est juste évoqué par une phrase et demi en attendant la page d’après. Puis, la tragédie : Emmanuelle mourra, son corps magnifique déchiqueté ; elle sautera sur une mine anti-personnelle oubliée là. Je ne saurai même pas où, mais je pleure sur mes trois quarts de phrase, déjà presque invisibles, en refermant le carnet sur cette tragédie à venir.
J’ai décidé de croire à cet objet. Je le trouve trop définitivement bizarre pour mentir. C’est un livre trouvé dans une poubelle, un rebuts dont quelqu’un a voulu/voudra se débarrasser. Un livre pas encore écrit, qui n’existe pas ou alors à peine. Détruit avant d’avoir été construit.
Stéphanie rentrera en France, désespérée. Elle va reprendre ses petits boulots, ses aventures sans suite et ses mosaïques. Elle a totalement rompu avec sa famille, qui ne parlera plus d’elle qu’à voix basse, comme d’une morte. Stéphanie a quarante ans, elle est plutôt seule et dépressive. Elle décidera de commencer une psychanalyse. Elle parle d’un copain qui avait fait ça et qui en était ravi. Le livre n’est presque plus lisible. Les phrases s’effacent maintenant très vite. La psychanalyse semble lui réussir très bien. Elle repart dans ses expositions et ses ventes d’objets recouverts de mosaïque. Son style devient très reconnaissable – c’est du moins ce qu’elle prétend – et elle arrive à vivre de ça. Dans les dernières pages elle dit qu’elle va emballer ce journal dans une de ses petites culottes (l’érotisme de l’étrange) et jeter le tout dans une poubelle. Avant, elle va y rajouter comme titre, son prénom suivi de l’année en cours, l’année de la fin du journal. Elle dit qu’elle n’a plus besoin de consigner ses expériences par écrit, que sa vie est comme elle est, et que c’est une belle vie. Les pages d’après sont blanches. Le livre n'est plus qu'une masse informe de poussière.
Je me suis approprié comme un malpropre un journal volontairement non-terminé et jeté. Jeté dans le futur, même pas encore écrit. Destiné à être oublié. Je l’ai fais vivre et je l’ai fais mourir, s’anéantir. Et j’ai fais ma cuisine avec. Étonnez-vous après que tout soit si désespéré !

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