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(Monstrueux . la grand-mère)

Jeannette
cage
A la gare RER de Fontenay-sous-Bois, il y a le buffet de la gare. Un bistrot tenu par des gens plutôt antipathiques qui regardent les clients comme des emmerdeurs d'abord, comme des pigeons ensuite ; tentant de tricher sur la monnaie, sur le prix et la date de péremption des boissons servis. Ils surveillent avec férocité les toilettes, toujours fermées à clé et réservées ex-clu-si-ve-ment aux consommateurs. Bien malgré moi, j'ai fréquenté cet endroit, saisi d'envies incontrôlables en partant travailler ou en en revenant. C'était aussi le point de rendez-vous avec Gisèle, ma belle-mère qui venait chercher Gabrielle, ma fille, pour un Week-end de rêve grand-mère/petite-fille.

Plusieurs années durant, j'ai donc séjourné dans cet endroit inhospitalier, à tremper mes lèvres dans un café infect pour avoir accès aux chiottes, victime de mes diarrhées chroniques, ou à siroter une limonade avec Gisèle et Gabou certains vendredi soir, avant le départ en RER vers Le Vésinet, vers des parties acharnées de Nain Jaune, vers des promenades aux «Ibis» ou au Jardin d'acclimatation, vers des petits plats «rien que pour elle».

Dans cet endroit plutôt agressif et inconfortable, il y a néanmoins, des habitués, des permanents. «Demis», «petits blancs» au comptoir : c'est la règle. Certains trouvent cette animosité plaisante, jouissant par procuration du pouvoir absolu du patron, fiers dépositaires pour quelques uns seulement, du secret de la cachette de la clé des cabinets.

D'autres ont choisi cet endroit, simplement parce que c'est le bistrot le plus proche de chez eux. Trois des parois extérieures de l'établissement, sont des vitrines. On voit bien les gens rentrer et sortir de la gare, on voit bien les voitures s'entasser sur le parking puis se garer n'importe comment sur les trottoirs. On fait des commentaires, une fois qu'il est sorti, «sur le petit malin qui a cru qu'il allait pouvoir aller pisser gratis, non mais ! Le petit malin, soit il consomme, soit il se retient ! On voit bien que c'est pas lui qui paye la flotte et le papier-cul ! Non mais !»

Ça occupe.

Une sous-catégorie de ces derniers, sont ceux qui sirotent leur truc en attendant le suivant et qui ne disent rien, l'oeil dans le vague, la lèvre molle.

Benoît était un pilier de cet endroit, mais un pilier assis.

C'était le seul habitué à occuper une table. Il buvait des demis en détestant la terre entière. Il lisait les journaux gratuits, allait faire un tour jusqu'à la baraque du marchand de pizza en fumant sa clope, puis revenait s'asseoir à la même table avec un autre demi.

  • «Bonjour Benoît !»

Un homme souriant, quarantenaire un peu enveloppé, s'est assis à côté de lui après l'avoir salué.

C'est d'ailleurs, comme ça que j'ai su que cet homme sombre, que «le pilier assis» du buffet de la gare, s'appelait Benoît.

  • «Salut Bruno.»

Ce solitaire n'était pas absolument seul. Il connaissait, au moins, une personne. Cette personne s'appelait Bruno.

Mais Benoît continuait de faire la gueule.

Bruno commanda un demi, paya toutes les consommations, s'étonna du délabrement des chaussures de Benoît, lui proposa de lui en payer d'autres, eut un rire tendre...

Benoît semblait soumis à la torture, lui, pourtant déjà incarnation de la souffrance. Les gentillesses de Bruno étaient autant de pointes incandescentes, enfoncées dans ses plaies. Quel salaud, ce Bruno !

  • «Mais pourquoi ne veux tu pas qu'on t'aide, Benoît ?! On était potes avant... Je sais ce que c'est, tu sais bien. C'est vrai que toi, tu n'as pas eu la chance que j'ai eu d'avoir madame Jeannette pour s'occuper de toi.»

  • «Arrêtes de me parler sans arrêt avec cette vielle peau !»

  • «Mais enfin, Benoît, pourquoi la détestes tu ainsi ? Madame Jeannette est une «grande dame» et tu le sais très bien, c'est pour ça que tu la détestes ; d'ailleurs, tu détestes tout le monde !»

  • «Tu n'es vraiment qu'une pauvre truffe ! T'as payé mes consommations. Je veux pas ! Saches que je peux encore payer mes bières ! J'en veux pas de ton fric ! C'est celui de ta vielle, en plus. J'en veux pas.»

  • «Tu es aigri, Benoît. Tu prends de l'age, c'est tout. Ta petite entreprise est partie en brioche... Et bien c'est comme ça ! Faut faire avec ! Il vaut mieux en rigoler. La mienne aussi, d'entreprise, est partie en brioche. Et bien plus tôt que la tienne encore... j'avais 26 ans, tu sais. Elle n'a pas eu le temps de tourner «brioche» ! Elle est complètement partie ! Hi, hi !»

  • «T'es vraiment un gentil, Bruno ! Et puis, ça n'est pas vrai, tu n'es pas un con. T'es un mec gentil. T'es une victime. J'en peux plus, j'en veux pas de son fric.»

Ce soir là, j'ai du partir. J'avais fini mon déca (infect aussi mais il était dix-huit heures, trop tard pour un vrai café) et Maud et ses deux ans et demi m'attendaient chez Maryse.

Je les ai revus, trois semaines plus tard, un vendredi, en fin d'après-midi, en compagnie de Gabrielle et en attendant Gisèle. Nous étions arrivés, pour une fois, beaucoup trop en avance.

Benoît avait mauvaise mine et était déjà loin, semblait-il de sa première bière de la journée. Bruno était là aussi, désolé de voir son ami dans cet état, mais avec toujours cet air enjoué dont il ne se séparait jamais.

  • «Benoît, tu ne veux pas de mon argent, je sais. D'ailleurs, même si ce pognon m'a été donné par madame Jeannette, il est à moi, je te signale. Je l'ai gagné, et pas facilement. C'est moi qui gère l'intendance de sa maison, je m'occupe de son secrétariat ; je supervise toutes les questions matérielles concernant sa vie. J'ai toute sa confiance. J'en fais plus que mon compte et ce pognon, elle me le doit. Je n'ai plus servi de «gigolo» depuis longtemps. Je ne vis pas à ses crochets. Bon. Maintenant, ce boulot que je te propose, c'est plutôt pas foulant, c'est bien payé, c'est pour une amie à elle, soit ; mais cette horreur que t'inspire madame Jeannette, j'espère, au moins que tu ne l'appliques pas à toutes ses connaissances ! Sinon, il est urgent de consulter, t'es vraiment malade, Benoît ! Bouffé par la haine, complètement parano ! Ce travail, c'est du jardinage. Du jardinage simple ! Plus quelques autres bricoles. C'est pour sa copine Geneviève. Il y en a facilement pour quinze jours si tu ne te presses pas trop.»

  • «Geneviève, tu dis ? Je la connait. Je l'ai tringlée, une ou deux fois. Elle voulais que je me fringue comme Nestor du Château de Moulinsart, dans Tintin ; avec le gilet à rayures et le col cassé. Il fallait que je joue le domestique amoureux fou de sa maîtresse et dont celle ci repoussait avec vigueur les avances. Heureusement qu'elle payait bien, putain ! À l'époque, elle avait déjà dans les soixante-dix ans, elle avait la tronche d'un pékinois passé sous un autobus et elle puait !! Se laver ? Mais pourquoi, mon Dieu ? Ce sont les gens sales qui doivent se laver ! Elle ne se sentait pas concernée. Elle s'inondait juste d'un parfum très cher... Dégueulasse ! Enfin, j'ai vraiment besoin de fric, en fait. Elle doit tourner maintenant autour des quatre-vingt-dix, elle est donc suffisamment gâteuse, elle ne me reconnaîtra pas.»

  • «Oh là là ! Comment tu parles des gens, Benoît ! Bon, madame Geneviève s'est payé du bon temps avec toi, et alors ? Et madame Lucie, et madame Suzanne, et madame Marcelle ! Et madame Jeannette avec moi, et avec toi peut-être. Et alors ! Et alors, hein ?! Tu était ravi qu'elles te le filent, ce bon pognon, toutes ces dames trop mures ! Tu était content de te laisser vivre. Dans le luxe, les palaces et les casinos !... Maintenant, c'est fini. Tu as vieilli. Tu ne peux plus jouer avec ça. Alors, acceptes ! Arrêtes de te ronger ! Tu as quarante ans passés, Benoît ! Les petits cons que nous étions à vingt ans, ça n'est plus nous !»

  • «Mais tais toi, Bruno ! S'il-te-plaît, tais toi ! Tiens, je te paye un café. Files moi le numéro de ta Geneviève. J'irai. Merci, Bruno, tu es vraiment, vraiment trop, trop gentil...» (il pleure dans ses bières).

D'une oreille distraite, j'écoutais Gabrielle et ses histoires de jeux, de copines, de surexcitations, de projets de week-end magiques... Je souriais, comme il se doit, et, de mon oreille indiscrète, je ne perdais rien des échanges de souffrances entre Benoît et Bruno. Gisèle est arrivée. Elle préférait reprendre le train tout de suite, alors nous sommes sortis avec le sac de Gabou et mes recommandations. Mes deux ex-gigolos en errances sont à nouveau sortis de ma tête.

Une semaine plus tard, à quinze heures, un vendredi après-midi, évadé d'un stage d'entreprise, d'un test d'aptitudes commerciales : apprendre à être le plus lèche-cul possible envers le client en soutirant, sans en avoir l'air, le plus de pognon possible à ce client au cul épanoui. C'est un résumé brutal de ma vision de l'activité «commerciale», de ce qu'elle signifie aujourd'hui et peut-être, a toujours signifiée. Les seuls «commerciaux» que je côtoie, les seuls susceptibles de devenir des amis, sortis pourtant, avec diplômes et honneurs d'écoles de commerce privées et très chères, sont de très mauvais vendeurs. Virés de partout, ils ont tous fini par changer d'activité. Ceux qui font vraiment bien ce métier, comptent parmi mes ennemis. Quelques parts entre les hooligans et les publicistes - Il y a sûrement des publicistes convaincus de faire de jolies choses originales. Je laisse, pour cela, à quelques uns et pour une courte période, un très temporaire «bénéfice du doute». J'accepte d'évoquer, pour ceux là, le manque de lucidité et de maturité, la stupidité, et, la plupart du temps, une flemme irresponsable - Ces propos sont abrupts, mais plus haut, j'ai parlé d'ennemis. Il existe donc une guerre et mes avis se doivent d'être tranchés, voire tranchants, des avis de tranchées. Donc, disais-je, la semaine d'après, arrivé beaucoup plus tôt que d'habitude à la gare de Fontenay-sous-Bois, j'ai une violente envie de pisser et j'allais devoir boire acheter un café au buffet. Cette fois, je m'asseyais à une table. Bruno et Benoît étaient là aussi. Benoît semblait encore plus saoul et délabré que d'habitude.

  • «Benoît, tu est trop nul ! Le peu de fric que tu as, tu le transforme en demis ! T'as pas mangé depuis quand ?! T'es vraiment stupide, parfois ! Tiens, vas t'acheter un sandwich»

  • «C'est le fric de ta vielle, j'en veux pas !»

  • «Arrêtes avec madame Jeannette, tu veux ! Tu la détestes parce qu'elle est gentille ! Parce qu'elle est infiniment bonne ! Parce qu'elle m'a recueilli et aidé ! Après tout ce que je lui ai fait subir !»

  • «Ce que tu lui a fait subir !...» Pauvre, pauvre Bruno ! Et c'est moi le malade ! Il faut que cesse cette mascarade monstrueuse ! Elle n'est pas ton amie»

  • «Madame Jeannette n'est que bonté pour moi ! Madame Jeannette n'est que bonté ! C'est ça qui t'est insupportable, finalement !»

  • «Hé, les deux comiques, maintenant vous vous barrez ! Vous emmerdez tout le monde avec vos hurlements !»

  • «Allez, viens, Benoît, le monsieur a raison, on dérange les gens. Ils n'ont pas à être les spectateurs de notre déchéance...»

  • «Tu as raison, Bruno. Viens, on se casse de ce rade cradingue ! Laissons les à leurs petites existences qui sentent l'urine. «Au Pipi tarifé et à la Resquille réunis» : ça vous plairait pas comme nom ? Ça vous dirait pas, d'appeler votre bistrot comme ça ? Hein ?!»

  • «Je ne veux plus jamais voir vos petites gueules de tapette dans mon établissement ! Sinon j'appelle les flics ! Compris !!»

Des clients, imbibés au Ricard, toujours les mêmes, les jouisseurs par procuration de l'autorité du patron, hochèrent la tête d'un air ferme et solidaire, derrière les dizaines de couches de flou alcoolisé de leurs regards de cadavres en sursis.

  • «Viens, Bruno, on se tire, on va sur le quai. Tu regardera passer les trains pendant que je te dirai les choses. Je ne supporte plus de te laisser dans l'ignorance. Ça va sans doute ruiner ton existence mais tant pis pour toi. Pourquoi tu me cours après avec ta gentillesse ? Hein ?! Pourquoi justement moi ? Pourquoi justement toi ? Je sais des choses, j'ai fait des choses ! Toi, tu ne sais rien mais tu reviens toujours ! Tu t'agrippe comme un morpion, tu m'empoisonne, tu parasite mon autodestruction ! Je crois que tu connais toute l'histoire. Pas consciemment, évidemment, mais quelque part, dans tes neurones, dans ton corps, tu sais tout ! Tu sais tout mais tu ne sais même pas que tu le sais ! T'es un vrai salaud, finalement ! Un salaud inconscient de sa saloperie ! Les pires ! Tu veux ma mort ! Tu veux m'étouffer dans les cadeaux, me maintenir la tête dans mon vomi ! On arrête là ! Suis moi, maintenant !»

Intrigué, dévoré de curiosité indiscrète, je les suivais. J'avais ma carte orange et le temps. Je voulais savoir.

  • «Hé toi, la sangsue aux grandes oreilles ! J'ai des choses à dire à Bruno ! Tu crois qu'on ne te voie pas nous écouter ?! Loucher avec envie sur notre misère ?! Quand on n'est pas accro à la bière ou à d'autres trucs alcoolisés, il n'y a aucun intérêt à rester dans ce rade ! Ça pue et il n'y a rien d'autre à faire qu'à y picoler triste ! Hein, ducon ! Ça te fait bander notre décomposition ?! C'est ça ?! T'es un gros pervers, toi, dis moi ! Mais tu vas te casser ; gentiment et tout de suite !»

  • «Non, non ! Vous vous trompez ! Bien sûr que je vous écoutais ! Mais pas pour je ne sais quelles raisons tordues et perverses ! Je suis peintre ! Si, si ! Journaliste aussi, en quelques sortes... Je travaille sur des histoires extraordinaires arrivées à des gens que je rencontre. Parfois, ça les aide... Pas toujours, mais parfois... Ça aide des personnes à porter une charge trop grande pour elle. Exorciste athée ! Si ça peut exister...»

Je leur ai parlé brièvement des peintécritures. Je leur ai montré et leur ai fait lire des cahiers, ceux d'«Alexandre», d'«Adrienne», de «Régine»... que je transportais souvent avec moi. Je leur ai dit que les peintécritures étaient toujours des monuments, les commémorations d'une existence toujours exceptionnelle... Des drapeaux, des sanctuaires...

  • «Tu as raison, viens. Tes trucs là, c'est bien, ça laisse une trace de toutes les merdes qui se déversent dans nos vies en passant inaperçues. T'as raison, ce travail est à faire. Il faut montrer toutes ces décharges sauvages de l'existence. Tu ne me retirera pas de l'esprit que tu est quand même un mec un peu barré dans sa tête... Mais il faut un témoin à ce nouvel acte peut-être odieux que je vais commettre»

Ils sont descendus sur le quai du RER, en direction de Saint-Germain-en-Laye, Bruno grave et l'air égaré comme s'il savait ce qui allait être dit, comme un simple d'esprit montant sur le bûcher. Benoît, ne disant rien, exalté, décidé, faussement sûr de lui, tremblant, suant... Je les suivais, pas très vaillant, dans mon rôle de médecin légiste, témoin de l'exécution. Benoît a fait asseoir Bruno sur un des sièges de plastique rouge du quai. Lui, restait debout, devant Bruno, le regard accroché au plus profond du sien, sans ciller. Et il a parlé. Je me faisais le plus discret possible, un siège plus loin. Des trains entraient régulièrement en gare ; de plus en plus remplis. Des passagers en descendaient, pressés. C'est normal, c'était de plus en plus l'heure de la sortie des bureaux.

Un trio, immobile sur le quai. Un homme assis, inerte, avec un air de petit garçon trop sage ; un autre, debout face à lui, qui lui parle, qui parle sans s'arrêter en respirant lentement ; un troisième, assis pas loin, l'oeil vague, qui écoute aussi en regardant arriver les trains de plus en plus pleins, encore et encore, et descendre des gens pressés, aveugles... Benoît s'est arrêté, il a fini de dire les choses. Il a tourné la tête un instant vers moi puis a fixé à nouveau Bruno. Un autre RER est arrivé. Il avait pour terminus : Saint-Germain-en-Laye. Bruno, l'air curieusement serein, s'est levé, s'est dirigé vers la porte du wagon, puis est monté. Inquiet, tremblant, je me suis précipité vers lui, je lui ai demandé s'il allait bien. Vraiment ?! Un peu tristement, il m'a sourit en haussant légèrement les épaules. Il a passé sa tête par la portière encore ouverte en disant : «Au revoir, Benoît. Je rentre chez madame Jeannette. Elle doit s'inquiéter, je ne rentre jamais si tard, d'habitude» Benoît s'est assis à côté de moi. Il pleurait en silence. Je restait près de lui, un peu assommé. Les trains passaient, le temps aussi... Ouh là ! Il fallait que j'aille chercher Maud chez Maryse, moi ! Je sortais mon téléphone pour la prévenir. Juste à ce moment, un nouveau train arriva. Benoît se leva précipitamment. J'eus une sale impression. Le train entrait tout juste en gare et Benoît se dirigeait d'un pas beaucoup trop décidé vers le bord du quai. Je l'attrapais par la veste. Encore saoul ? Sous-alimenté ? Tout mou en tout cas. Je n'ai eu aucun mal à le tirer. Des gens s'arrêtèrent une demi seconde, sursautèrent, puis, voyant qu'il n'y avait pas d'accident, juste un type un peu sale qui pleurait bruyamment, cette fois, en tas par terre, repartirent dans leurs idées de week-end. Et puis, il y avait déjà quelqu'un qui s'en occupait, alors... Je traînais Benoît dehors. Nous sommes allés dans le parc, à côté de la gare, regarder les enfants sur le manège. Sur son banc, il était maintenant silencieux. Il fixait les gosses qui tournaient et qui criaient. J'en profitais pour téléphoner à Maryse. Je lui ai dit que j'avais été retardé. Elle m'a dit que ça n'était pas grave, qu'il y avait justement Nicolas, là, et que Maud et lui étaient partis dans un jeu incompréhensible mais visiblement passionnant. J'hésitais à laisser Benoît mais il m'a dit que ça irait, que toutes ces ulcères pourris étaient maintenant à l'air libre et que ça ne pouvait qu'aller mieux. Mouais. «Tiens, pour ta peinture, tu auras besoin d'une toile. Cette chose, je l'avais pris chez Jeannette-la-salope. Elle servait à éponger ses incontinences. Je l'ai trouvée tout à fait adaptée pour nettoyer la merde de Geneviève-l'autre-salope. Je voulais le rendre à Bruno mais avec tout ce fatras, j'ai oublié...». C'était une serpillière. Un peu répugnante. Il m'a dit qu'il allait rentrer chez lui, manger un morceau et lire un bouquin. Je lui demandais s'il voulait me donner son adresse. Il tourna la tête. J'insistais. Il me donna un adresse à Fontenay-sous-Bois. Il m'a dit que c'était un squat. Je l'ai laissé partir. Je devais vraiment aller chercher Maud. Gabrielle, mon autre fille, m'a téléphoné. Il était presque dix-neuf heures et elle s'inquiétait. Je lui ai dit d'aller voir Nina, à côté, chez Raymond et Freddy. Je lui ai dit que j'arrivais...

Un autre jour, je me suis rendu à l'adresse que Benoît m'avait donnée. C'était un terrain vague. Est-ce qu'il m'a raconté des histoires ? Est-ce que son squat a été détruit entre temps ?... Je ne sais et ne saurais pas ce qu'il est devenu. Ce qu'ils sont devenus tous deux, d'ailleurs.


L'histoire de Bruno.

Il y a une vingtaine d'années, Bruno, beau gosse, arrogant, queutard insatiable, traînait dans les bars chics du Peck et de Saint-Germain-en-Laye. Il draguait outrageusement, lui et toute une bande de jeunes branleurs, des dames un peu trop mûres, liftées, enduites de fond de teints, du visage aux mains, pour cacher ces tâches qui apparaissent à leur âge, ruinées par les excès d'alcools, de grandes bouffes et de drogues. Jeannette, soixante-cinq ans, cocaïnomane mais encore dynamique s'attacha à lui et en fit un amant assez régulier. Elle lui donnait de l'argent. Elle l'emmenait en croisière. Elle lui payait des sports d'hivers, des voyages au soleil... Où il partait avec Agnès, la blonde nièce de Jeannette ; Agnès, gourmande, avec ses dix-huit ans aux seins orgueilleux, jolie, bronzée, lisse, douce... Une vie agréable, lisse et douce. Et Jeannette souriait, souriait et payait. La facilité, l'abondance, ça crée des jaloux. Le monde est cruel. Un soir d'été, Bruno avait 26 ans, il revenait de Malaisie (marre de la pluie chaude !). Il a été enlevé dans une voiture par un groupe d'hommes cagoulés. Emmené dans une carrière, il a été ligoté, tabassé et émasculé vif par des voyous silencieux et appliqués. De douleur, il s'est évanoui. Il s'est réveillé le lendemain, sans pénis ni testicule, assommé par la morphine, dans une clinique. C'est madame Jeannette, prévenue par un coup de téléphone anonyme, qui l'avait retrouvé et fait transporter à l'hôpital. Elle l'avait ensuite hébergé chez elle où il avait passé sa convalescence. Elle était d'une très grande gentillesse pour lui. Plus tard, il était resté là. Elle ne lui donnait, bien-sûr, plus autant d'argent qu'avant, mais elle le payait généreusement pour les quelques petits services qu'il lui rendait. En fait, il vécut chez elle toutes ces années, devenant, en quelques sortes, son intendant. Jeannette, toujours souriante et affectueuse.


L'histoire de Benoît.

Aujourd'hui, suite à des problèmes vasculaires, Benoît est un impuissant physiologique total. Dans sa jeunesse, entre autres activités, il était aussi gigolo. Il n'avait pas de maîtresse riche et trop mure attitrée. Peut-être un peu moins mignon que Bruno, mais jeune et énergique. «Je suis capable de sauter n'importe quel bout de bidoche, de n'importe quel sexe, de n'importe quel âge, du moment que le bout de bidoche me paye suffisamment cher !». Il connaissait bien Bruno. C'était un compagnon de beuverie, un compagnon de haschich et de cocaïne, un compagnon de partouze. Il refilait, de temps à autre, contre une part du butin, des plans à des copains cambrioleurs. Il sabotait les systèmes d'alarmes et éloignait les occupantes de riches villas avant les «visites clandestines». Ces «occupantes» avaient bien souvent des soupçons sérieux, mais, chaque fois, elles préféraient le fait de se faire dépouiller à la ruine de leur réputation. Un jour, on lui proposa un contrat. C'était un peu brutal, très brutal, même. Mais c'était vraiment très bien payé. Et personne ne mourrait. En principe... Une respectable personne souhaitait punir et «corriger» définitivement un amant indélicat. Benoît, un peu bourré, accepta. Mais, comme cette dame trouvait, malgrè tout, la personne visée par le contrat, «plaisante et décorative», elle souhaitait qu'on ne l'abîme pas trop. Simplement, elle désirait qu'on le débarrasse de ses attributs devenus inutiles maintenant. «Cette inadmissible dispersion dans des aventures d'adolescent, notamment avec ma pisseuse de nièce, ses excès alcooliques et toxicomanes, ses nuits trop courtes, le rende bien moins performant. Et puis, vingt-six ans ! C'est plus d'un quart de siècle ! j'ai, d'ailleurs, rencontré récemment un jeune homme de dix-huit ans, beau comme un chat, monté comme un âne. Et à l'érection magique ! Il suffit d'agiter un collier et hop ! C'est parti !». Benoît eu soudain de sérieux doutes sur les identités de la cible et du commanditaire. Doutes vite confirmés quand il reconnu Bruno terrifié, ligoté. Mais il ne faiblit pas. Il participa jusqu'à la fin à ce contrat, en vomissant sous sa cagoule. Une fois payé, il alla tout claquer en whisky et à la roulette de Dauville. Tout claqué en une seule nuit !! Nuit de dégueuli, de sang, de pisse et de larmes. «Coupez lui les couilles mais ne touchez pas à sa si jolie petite gueule. Je saurai bien me l'attacher, une fois privé de son gagne-pain. Et téléphonez-moi aussitôt la chose faite ; dites moi où vous l'aurez laissé. Je m'en occuperais.»

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