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(Psychanalyse . le père)
Louis-Sigmund

Louis-Sigmund Gasparin-Duchêne-Saint-Louis habite à Vincennes. Il vit dans la terreur. Comme sa famille lui a légué une fortune conséquente, il n'a pas besoin de travailler et n'a aucun soucis matériel. Louis-Sigmund est un angoissé, un faible.
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Son père est mort quand il avait treize ans. Il a peur de son ombre. Il a épousé à vingt-cinq ans, poussé par sa mère, une jeune femme très brillante, Minerva Gasparin. Il ne l'avait vu que deux fois à des réceptions organisées par sa mère. Minerva Gasparin était psychiatre et avait ouvert un cabinet de psychanalyse très couru. Elle est très belle et très courtisée ; très mondaine, aussi.

Sigmund - elle a décidé de ne l'appeler malicieusement, que par ce seul prénom - n'est invité aux soirées de Minerva que pour y être régulièrement tourné en ridicule. Ne lui parviennent, sur ces fêtes, que des informations frelatées, déformées. Il s'y retrouve régulièrement déguisé en soubrette, en plongeur avec des palmes, ou en clown. Abandonné au milieu d'une assistance en smoking et robe du soir, il n'a plus comme solution qu'à se cacher dans un placard ou une salle de bain quelconque et d'attendre là, la fin de la réception.

Louis-Sigmund n'a jamais pu toucher sa femme. Elle le lui, a toujours interdit. Sa libido est ravagée. Il pense qu’il a raté sa vie. A-t-elle des amants, des amantes ? Il n'en sait rien. Lui n’a jamais eu de relations sexuelles, ni avec des femmes, ni avec des hommes. Il a été contraint de déposer de son sperme dans un laboratoire qui l'a congelé et conservé. Elle s'est faite inséminée par trois fois avec ce sperme. C'est du moins ce qu'elle lui a affirmé. Il a donc des descendants. Trois fils. Richard Gasparin-Duchêne-Saint-Louis qui a aujourd'hui seize ans. Celui ci avait trois ans quand la mère de Louis-Sigmund est morte d'une cirrhose médicamenteuse. L'année d'après, naissait Henri Gasparin-Duchêne-Saint-Louis, qui a aujourd'hui douze ans puis Rachid Gasparin-Duchêne-Saint-Louis qui maintenant a neuf ans. Ces fils dorment depuis toujours dans le vaste lit de leur mère. Ils ne s'adressent à lui qu'avec des mots simples, en lui parlant lentement, comme à un demeuré. Chaque fois, ils ont ce demi-sourire ironique. D'ailleurs, il les entend bien ricaner derrière son dos ! Ils croient peut-être qu'il est trop stupide pour comprendre leurs allusions salaces mettant en cause tant ses capacités physiques, que sexuelles ! Il leurs est même arrivé de parler, à mots couverts, de la façon dont ils le tueront et de la manière dont ils le mettront à cuire avant de le dévorer. En famille. Louis-Sigmund est mort de trouille.

Minerva lui délivre régulièrement des ordonnances pour toutes sortes de médications «psycho-quelque-chose». Il ne les prend jamais, il ne veut ni mourir, ni être déclaré fou ! Enfermé à vie dans une de ces institutions «borgnes» tenues par un des nombreux «amis» de Minerva, assommé de toutes sortes de drogues et dépouillé de tout son argent !

Il se barricade dans sa chambre, armé de son seul couteau suisse. À Vincennes, il connaît un autre psychanalyste, Maurice Rattau, l'ennemi de Minerva. Maurice Rattau pense que le succès de celle-ci est complètement surfait.

Maurice : «Sa conception du transfert et du contre-transfert est limite fasciste ! Oui, j'ai bien dit fasciste ! Les patients se bousculent dans son cabinet parce qu'elle les embrouille délibérément dans son jeu de séduction/victimisation ! Elle les flatte, elle les entraîne puis les encourage dans des pulsions morbides d'ordre paranoïaque ! Ton épouse représente un danger, Louis (ce psychanalyste préférait appeler Louis-Sigmund de cette façon), tu as raison de t'en méfier ! Tu me dis qu'elle veut tout le temps te refiler des médicaments. Mais c'est interdit ça ! C'est contraire à l'idée même de la psychanalyse ! Je l'ai signalé à son école. Ça suffirait à n'importe qui d'autre pour se faire exclure... Mais eux, ils rigolent ! - Minerva ? Des médicaments ?! Voyons, Maurice, tu rêves ! - Ils ne me croient pas, ces cons ! Cette femme est un danger pour toute la profession. Un bouche-à-oreille perfide a fait que la moitié de mes patients se retrouve, aujourd'hui dans son cabinet ! Une fois là, je ne sais pas ce qu'elle leur fait ! Elle les vampe ! Elle les envoûte !Cette femme est une sorcière, elle représente un danger pour ses patients, certes, mais aussi un danger pour la psychanalyse elle-même !!»

Louis-Sigmund va de temps à autre, et en cachette, voir Maurice qui a maintenant beaucoup plus de temps libre. Et Maurice se lamente. Et Louis-Sigmund l'écoute. Ses collègues lui tournent le dos : «Eux aussi sont du complot ! Elle les a complètement entortillé dans ses manières d'intrigante !» Il pleure : «Je n'en peux plus, Louis, la vie est une fumisterie, on ne peut plus croire en rien ! Cette vie n'est qu'une farce !...» Maurice s'est effondré en gémissant sur le divan de son cabinet, de plus en plus déserté. Louis-Sigmund l'écoute et ne dit rien, installé dans le fauteuil de Maurice. Là, il parvient à se détendre un peu, parfois. Les patients de Maurice, lassés et effrayés, le quittent les uns après les autres. Louis-Sigmund, qui a peur de tout, a peur aussi de Maurice, naturellement, mais il lui semble être la seule personne fiable de son entourage. Le seul qui ne cherchera pas à attenter à sa vie. Dans ce fauteuil, parfois, il lui arrive de s'endormir quelques brefs instants. Maurice lui raconte que son métier est tout pour lui, maintenant qu'il n'a même plus de vie amoureuse et sexuelle : plus envie (plus en vie ?).

«Ma femme doit avoir un ou des amants, c'est sûr, mais comment lui en vouloir ! Je n'ai plus couché avec elle depuis près de trois ans ! Depuis que je l'ai vu portant cette chemise de nuit grotesque et hors d'âge ! Mais je suis sûr que Minerva aussi, sous ses dehors modernes et outrageusement sexy, met des chemises de nuit grotesques et hors d'âge ! Dis moi, Louis, j'ai pas raison ?!»

«Ben heu, je ne sais pas, Maurice. Tu sais, je te l'ai déjà dis, nous avons toujours fait chambre à part... Très à part, même. Je ne l'ai jamais vraiment touché, tu sais, ni même vu en tenue de lit...»

«Et oui, je sais, Louis... Ce sont vraiment toutes des salopes, hein Louis, ta mère qui t'a mis Minerva dans les pattes avant de crever, Minerva, bien sûr, ce monstre de perversion, et ma femme, et ma mère aussi ! Cette pute qui n'a jamais pensé à rien d'autre qu'à se faire sauter pendant que mon père crevait de son cancer ! Quand je rentrais du collège, à quatre heures, je la trouvais dans cette vielle chemise de nuit ridicule ! À quatre heure de l'après-midi ! L'appartement puait la sueur, la chatte repue et le foutre ! Tu sais quoi ? Je suis sûr que même Plantard, le grand Plantard, môssieur Séraphin Plantard en personne, psychanalyste de l'élite des autres psychanalystes, mon psychanalyste, je suis sûr que même lui, il rigole dans mon dos ! Quand je lui dis que Minerva est une lèpre, un choléra, un cancer, une menace terrible, il s'en branle ! La psychanalyse est atteinte d'une sorte de syphilis, une maladie hideuse dont elle ne se remettra jamais !!»

«Heu, oui, ah bon, peut-être.»

«Faut qu'on se défende, Louis ! On peut plus se laisser dépecer de cette façon. Tu sais Louis, j'ai eu un patient qui a terminer son analyse avec moi, il y a deux ans. Et bien ce patient, Louis, c'est un truand, un vrai, un caïd ! Il connaît toutes les ramifications de la truande ! La prostitution, la drogue, les jeux, le trafic de clandestins, le chantage... Tout ! C'est contraire aux principes, au secret professionnel et tout, et tout, mais puisque c'est Minerva qui a commencé à se torcher avec l'éthique et que tout le monde s'en moque, pourquoi s'en priver ?! Hein ! Figure toi que ce mec, dangereux, puissant, sans scrupule, et bien je le ballade comme je veux ! Le transfert qu'il a fait sur moi est aussi solide que le béton où il coule les pieds des fâcheux avant de les balancer dans la Seine. Faut qu'il nous trouve un tueur ! Un tueur pour dessouder cette saloperie. C'est pas une super idée, ça, hein, Louis !»

«Ben heu, je crois pas, Maurice. Tu sais, Minerva, tout le monde l'aime. Les deux seules personnes en délicatesse avec elle, c'est nous deux. Et ça, tout le monde le sait. Toute la communauté psychanalytique et les fêtards qui traînent chez moi, ça fait quand même pas mal de gens. Si jamais il lui arrive quelque chose d'inhabituel, les premiers que la police ira voir, et bien, c'est nous deux. Je suis un lâche, moi. Je ne tiendrai jamais si on doit m'interroger. C'est gentil de te soucier de mes problèmes, mais ça n'est pas une bonne solution, non, Maurice... Désolé.»

«Il faudrait que ça ait l'air d'un cambriolage raté, je sais pas moi, d'un accident...»

«Non Maurice, vraiment non ! J'ai trop la trouille de tout, j'ai pas l'étoffe d'un intrigant, d'un machiavélique, je ferais tout rater ! Rien qu'à penser à ce genre de plan, je sens la chiasse qui arrive. J'ai peur, Maurice, tout le temps. Est ce que je m'y habitue ? Je ne crois pas, il est impossible de s'y habituer vraiment, mais c'est comme ça, je n'ai pas le choix. Maintenant, si ton ancien patient gangster pouvait me trouver un ou une domestique, immigré clandestin fugitif, pétant de trouille, comme moi, fragilisé, ligoté par sa situation, à ma merci, d'une loyauté totale pour moi parce que vitale pour lui ou elle, je suis preneur. Chez moi, entre Minerva, mes trois «fils» et cette faune omniprésente qui rode partout, je suis en danger permanent, je le sais. Tous guettent l'occasion de me faire disparaître, de m'empoisonner, par exemple. Ça fait des années que je ne mange que des sandwichs sous vide, achetés dans des hypermarchés ou des stations service, en prenant soin de changer régulièrement de magasin. Je n'en peux plus de cette bouffe ! Ça me ronge du dedans. Rien que d'y penser j'ai envie de vomir !»

«Louis, tu n'est vraiment qu'une serpillière. Tu n'as aucune fierté !.. Et ça me rapporterait quoi à moi, ce truc ?»

«Heu, je sais pas moi... Je pourrais venir deux ou trois fois par semaine, tu me raconterais tes soucis, tes plans, tes idées pour sortir de cette merde où Minerva t'a mis... Tu aurais quelqu'un à qui dire toutes ces choses, quelqu'un qui ne se moquerait pas, qui ne te jugerait pas... Je te filerais même de l'argent à chaque fois que je viendrais, si tu veux, pour te payer ce service... Et en liquide.»

«Ah oui ?... C'est contraire à toutes règles d'avoir des contacts d'ordre privé avec un patient mais bon, c'est bien parce que c'est toi, pour te rendre service. Alors, disons, soixante euros la séance. Pour commencer. Et trois séances par semaine, une le lundi à 17h37, une le mercredi à 8h13 et une le vendredi à 16h58.»

Suite à l'appel de Maurice à son ex-patient, un jeune couple très intimidé se présentent à l'heure dite dans le café où il leur a été donné rendez-vous. Louis-Sigmund est prévenu et ne tarde pas à arriver.

«Ah ! Louis, je te présente Dodji, il est togolais, et Kékéli, son épouse. Ils sont arrivés en France aidé par le copain d'un copain d'un ami. Ils sont allé de Lomé au Togo jusqu'au Maroc à pied en se faisant raquetter tout le long. Ils sont arrivés en Espagne je ne sais trop comment, sûrement aidés par l'un de nos amis parce que là, quelqu'un les a pris en charge jusqu'à Paris. Pour rembourser cette «prise en charge», ils bossent dix heures par jour dans un atelier de «confection» (en fait, ils cousent des étiquettes de marques célèbres sur des contrefaçons fabriquées en chine. C'est mon ex-patient qui m'a parlé de ce business en séance). Ils sont nourris, logés et touchent un euro pour la journée, récupéré aussitôt pour rembourser leur dette. En fait, ils n'ont pas un rond et auront fini de payer, en principe, dans six ans. Hein, les trouduc, vous êtes vraiment très moches et vous vous faites entuber jusqu'à l'os ! Allez, Louis, souris, souris ! Ils ne comprennent pas ce qu'on dit si on parle trop vite. Là, en fait ils sourient et hochent la tête mais ne comprennent rien. Hein, les négros !...»

«Mais, mais Maurice, le Togo est un pays francophone !...»

«Ah bon, tu crois ?»

Dodji : «Oh oui, monsieur, dans mon pays on parle le français. Mais en France beaucoup de gens l'ignorent. Je parle le français et le kabyé. À l'école on ne parlait que le français. Ma femme, par contre, n'a pas eu la chance d'aller à l'école ; elle ne parle que le kabyé. Mais c'est vraiment une très bonne cuisinière.»

«Ah ! Tu vois, Maurice !»

«Euh, ouais, euh, alors comme ça vous parlez français en fait... Ah ouais...»

Dodji : «Monsieur Jacky est venu me voir à l'atelier et m'a proposé ce travail, pour moi et Kékéli. Il m'a dit que si nous acceptions, il annulerai la dette que nous avons envers lui ; que nous serions peut-être payés, mieux qu'à l'atelier et que l'argent serait pour nous ! Mais qu'en retour nous devions promettre de continuer à faire ce travail, facile, jusqu'à ce qu'on nous permette de le quitter. Ce travail consiste à s'occuper d'une maison, à faire les courses et la cuisine. C'était la première fois que monsieur Jacky nous donnait le choix. Il se ramollit. J'ai accepté tout de suite, vous pensez bien, je n'en revenais pas de ma chance. Même si monsieur Jacky a dit qu'il allait donner nos passeports à monsieur Maurice, qu'il pourrait, si nous ne tenions pas notre promesse, aller nous dénoncer aux autorités. Mais monsieur Maurice a l'air de quelqu'un de très gentil, il nous appelle «trouduc» ou «négro» pour rigoler...»

«Ah oui, c'est vrai, ça ! Moi, j'aime bien ça, rigoler ! Alors Louis, pense tu que ces deux là pourraient te convenir ?»

«J'ai un peu l'estomac ravagé, avec toute cette «junk-food» dont je me sature depuis plusieurs années... Kékéli ne fait pas de la cuisine trop épicée ?»

Dodji : «Elle fera la cuisine que vous désirez, comme vous le désirez.»

«Bon alors je crois que ça devrait aller. Kékéli préparera donc mes repas. Vous, Dodji, vous ferez les courses et un peu d'entretien ; cinq fois par jour, vous vérifierez si, dans les pièces que j'utilise dans ma maison, ni les femmes de ménage, ni personne n'a caché de pièges, de micros, de bombes ou je ne sais quoi de dangereux ; vous goûterez de chaque plats que vous m'amènerez, ne prenez pas ça pour de la défiance... Enfin si, quand même. C'est de la défiance. J'ai tellement peur pour ma vie, il faut que je me méfie de tout le monde, il faut que je soit d'une prudence extrême, vous comprenez ?»

Louis-Sigmund repart chez lui avec Dodji et Kékéli.

«Alors, à mercredi, 8h13, Louis, comme convenu ! Une dernière chose, mais très importante. Mon ex-patient, Jacky, m'a fait juré que jamais, jamais, le plus minuscule fragment de cette histoire ne viendrait à être diffusée. Sois très prudent Louis ! Transfert en acier ou pas, si quelques chose remonte à des oreilles non souhaitées, je me retrouverai au fond de la Seine avec des bottes en béton ! D'ailleurs tu m'accompagnera avec les mêmes bottes, et Jacky, Dodji et Kékéli aussi !»

Louis-Sigmund montre à Dodji et Kékéli sa chambre, son bureau, son salon privé, ses toilettes et sa salle de bain, la cuisine où Kékéli travaillera, ça ne sera pas la grande cuisine, la cuisine «officielle». Non, une des autres cuisines de la maison, plus petite et plus proche de ses appartements. Il leur propose de les payer huit cent euros chacun, au noir bien sûr puisqu'ils sont clandestins ; nourris et logés. Ils met à leur disposition également, une chambre, un salon avec une télévision, une salle de bain et des WC. Dodji et Kékéli trouvent tout ça vraiment inespéré. Ils ne croient toujours pas en leur chance. Ils se disent qu'ils vont prendre des cours par correspondance, que Kékéli va pouvoir apprendre le français, qu'elle va pouvoir apprendre à lire et à écrire. Il se disent que Louis-Sigmund est certainement complètement fou mais qu'il est tout aussi certainement complètement riche et qu'ils trouverons bien le moyen de l'amener par la flatterie ou la ruse à utiliser un peu de tout ce pognon pour graisser les pattes qu'il faut en vue de leur régularisation. L'argent ne sert à rien si tu tombes du haut d'une falaise, mais, mis à part ce genre de soucis plutôt exceptionnels, il est capable de résoudre à peu près tout.

Louis-Sigmund va maintenant, trois fois par semaine, chez Maurice qui continue de se lamenter et de cracher sa haine sur son divan. Louis-Sigmund a meilleure mine depuis qu'il prend des vrais repas. Cela joue même sur son moral. Il a un peu moins peur. La cuisine de Kékéli est vraiment excellente. Elle parle français de mieux en mieux. Comme convenu, Dodji fait les courses, en changeant d'hypermarché à chaque fois, il faite le ménage, il goûte à tous les plats servis à Louis-Sigmund. Comme ils mangent la même chose – Kékéli ne prépare évidemment pas deux menus différents – ils ont fini par manger ensemble, rapidement rejoints par Kékéli qui s'ennuierait sinon, seule dans sa cuisine. Louis-Sigmund, craintif au début, s'en est très vite accommodé et il a découvert les plaisirs de prendre ses repas en société. Tous trois jouent parfois au tarot ou au rami. Il arrive de plus en plus souvent que Louis-Sigmund rit. Ils vont parfois au cinéma ou regarde la télé. Ils parlent de leur vie, du Togo, échangent des titres de livres qu'ils ont aimés. Un jour que Maurice, prostré sur son divan, est enfin silencieux entre deux séries de vagissements, Louis-Sigmund lui annonce : «Éh Maurice ! Tu connais la meilleure ! je vais être grand-père ! Enfin, je crois. Minerva attend un enfant et d'après les domestiques, ce serait mon «fils» Henri, le père ! Il n'a que douze ans, c'est super ! non ?!» Complètement avachi, Maurice continue de faire des bulles de morve avec son nez. «Avec Dodji et Kékéli, on fait des trucs, on s'entend bien. Je me débrouille pour ne plus avoir à croiser aucun autre habitant de la maison. Ils croient peut-être que je suis mort ! Hi, hi. J'ai même eu l'audace d'aller roder l'autre jour, dans le cabinet de Minerva ! Et tu sais quoi ? Hi, hi. Je lui ai volé son napperon de divan !» Maurice s'est endormi en suçant son pouce. «J'ai un sacré culot, tu trouve pas ? Hein ?! Hé ! Tu dors ? ... De toutes façons, elle ne s'en rendra pas compte, des napperons de divan, elle en a des tonnes. Et puis la femme de ménage vérifie toujours si tout est en ordre dans le cabinet avant que ne commencent les consultations. De temps en temps, je laisse Kékéli aller prendre l'air au bois, elle a besoin de sortir, cette femme. Mais l'autre jour, elle a ramené une copine qu'elle s'était faite là-bas ! Oh, là, là ! J'étais, mais... Furieux ! Je te les ai menacés de téléphoner tout de suite à la préfecture... Et puis... Ils se sont mis à pleurer tous les deux. Et ça m'a fait de la peine, vraiment. Pour un peu, je pleurais avec eux. J'avais envie de leur demander pardon. Je me suis vraiment bien habitué à eux, je les aime bien, moi, j'aimerais bien qu'ils restent avec moi... Je ne savais pas quoi dire et Ewe (c'était la copine ramenée par Kékéli) ne savait plus où se mettre. Et elle est jolie, Ewe, si tu savais !... Je leur ai quand même dit qu'il fallait qu'on se serre les coudes, qu'il fallait être prudent, pour notre sécurité à tous les trois. Vraiment. Et je n'ai rien fait, finalement. Kékéli et Dodji m'ont embrassé, tout mouillés de larmes et on s'est serré tous les trois en chialant. C'était assez ridicule. J'ai supplié Ewe de rester silencieuse, de ne surtout parler à personne de Kékéli et de Dodji. Elle m'a dit qu'elle connaissait maintenant Kékéli depuis plusieurs semaines, qu'elle la trouvait super, et Dodji, et moi aussi, qu'elle allai trouver une solution pour qu'ils restent en France sans être emmerdés. Et elle a dit que moi aussi, elle me trouvait super... Tu m'écoutes, Maurice ! Elle me trouve super.»

J'ai rencontré Ewe chez Hawa et Sinali, des amis maliens habitant à Fontenay-sous-Bois. Ewe est Franco-togolaise, avec la nationalité française. Elle est étudiante en droit. Elle bosse avec prudence et acharnement sur des possibilités de naturalisation pour Dodji et Kékéli. Apprenant qu'il y a quelques années, j'avais fait une psychanalyse, elle m'a raconté, tordue de rire, l'histoire de Louis-Sigmund, qui va mieux, d'ailleurs. Il commence même à rire, un peu, du comique de la situation... «Ah ça ! Il a eu du mal à en rigoler, avec Dodji, Kékéli et moi. Lui ne voyait qu'une tragédie : sa vie détruite, maudite... Il ne voyait pas le ridicule absolu de tout ce bazar. Mais maintenant, il commence à en rire. Du bout des lèvres, mais il rigole. C'est bien ! Il se dit que malgré les ponctions de Minerva (assez modestes, en fait, elle gagne pas mal de tunes de son côté), il lui reste plein de fric à claquer, et qu'il ne va pas s'en priver.»

Louis-Sigmund lui a fait cadeau, tout fier, de son trophée : le napperon de divan volé. Je crois qu'elle est devenue sa maîtresse. Je l'ai suppliée de me céder le napperon, je lui ai expliquer ce que je voulais en faire. Surprise, elle m'a dit qu'elle voulait avoir l'accord de Louis-Sigmund. J'avais omis de lui signaler l'aspect narratif de ce travail et n'avais révéler que sa nature picturale. Heureusement, car Louis-Sigmund, pensant qu'après avoir été repeint, le napperon resterait méconnaissable, accepta. Il trouvait ça marrant.

Espérons simplement que ni Minerva, ni ses fils, ni Louis-Sigmund, ni Maurice, ni son ex-patient truand, ni aucun de ses complices ne voient jamais cette exposition.